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médite. Regardez passer les frères de Childe Harold, les personnages qui la peuplent. Celui-ci est dans un cachot, enchaîné avec les deux frères qui lui restent. Trois autres et leur père ont péri en combattant ou ont été bridés pour leur foi. Un à un sous les yeux de l’aîné les deux derniers languissent et défaillent : agonie silencieuse et lente dans l’obscurité humide où perce à travers une crevasse un rayon de lumière malade. Le premier meurt, et les survivans demandent qu’on l’enterre du moins à l’endroit où vient cette pauvre clarté. Les geôliers rient et lui font la fosse à la place où il est mort, « dans la terre plate et sans gazon, » laissant pendre au-dessus « sa chaîne vide. » Jour par jour alors, le plus jeune se flétrit « comme une fleur sur sa tige, » sans se plaindre, au contraire encourageant son frère qui se tait, désespéré et morne. Les piliers sont trop loin, il ne peut approcher du jeune homme mourant ; il prête l’oreille, et entend ses soupirs qui se ralentissent ; il crie à l’aide, et nul ne vient. Il rompt sa chaîne d’un grand bond, tout est fini. Il prend cette main froide, et là, devant le corps demeuré inerte, ses sens se bouchent, sa pensée s’arrête, il est comme un homme qui se noie, qui, après avoir traversé l’angoisse, se laisse enfoncer aussi fixe qu’une pierre, et ne sent plus son être que par un raidissement universel d’horreur. — En voici un autre, lié nu et lancé à travers le steppe sur un cheval sauvage. Il se tord, et ses membres, enflés, coupés par les cordes, saignent. Un jour entier il court, et derrière lui les loups hurlent. Toute la nuit il entend leur long galop monotone, et à la fin sa force s’abat : « la terre s’enfonçait, le ciel roulait ; — il me sembla que je tombais à terre : — je me trompais, j’étais trop bien lié ! — Mon cœur devint malade, mon cerveau douloureux ; — il palpita un temps, puis ne battit plus. — Le ciel tournoyait comme une grande roue. — Je vis les arbres chanceler comme des hommes ivres. — Un éclair faible passa devant mes yeux, — qui ne virent plus Celui qui meurt — ne peut pas mourir davantage. — Je sentais les ténèbres venir et s’en aller, — et je luttais pour m’éveiller ; mais je ne pouvais m’accrocher et gravir jusqu’à la vie. — Je me sentais comme un naufragé à la mer sur une planche, — quand toutes les vagues qui fondent sur lui — se soulèvent en même temps et l’engloutissent. » Les nommerai-je tous ? Hugo, Parisina, les Foscari, le giaour, le corsaire. Toujours son héros est l’homme aux prises avec la pire angoisse, en face du naufrage, de la torture, de la mort, de sa propre mort douloureuse et prolongée, de la mort amère de ses plus chers bien-aimés, avec le remords pour compagnon, parmi les lugubres perspectives de l’éternité menaçante, sans autre soutien que l’énergie native et l’orgueil endurci. Ils ont trop désiré, trop impétueusement, d’un élan insensé, comme un cheval sans bouche, et désormais leur destin intérieur les pousse