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rigide de cristal. Ici comme ailleurs, il n’y a qu’un personnage, le même qu’ailleurs. Hommes, dieux, nature, tout le monde changeant et multiple de Goethe s’est évanoui. Seul le poète subsiste, exprimé dans son personnage. Enfermé invinciblement en lui-même, il n’a pu voir que lui; s’il fait venir d’autres êtres, c’est pour qu’ils lui donnent la réponse, et à travers cette épopée prétendue il a persisté dans son monologue éternel.

Mais aussi comme toutes ces puissances rassemblées en un seul être le font grand ! Dans quelle médiocrité et quelle platitude recule auprès de lui le Faust de Goethe! Sitôt qu’on cesse de voir en ce Faust l’humanité, qu’est-ce qu’il devient? Est-ce là un héros? Triste héros, qui pour toute œuvre parle, a peur, étudie les nuances de ses sensations et se promène! Sa plus forte action est de séduire une fille d’auberge et d’aller danser la nuit en mauvaise compagnie, deux exploits que tous les étudians ont accomplis. Ses volontés sont des velléités, ses idées des aspirations et des rêves. Une âme de poète dans une tête de docteur, toutes deux impropres à l’action et faisant mauvais ménage, la discorde au dedans, la faiblesse au dehors; bref, le caractère manque, c’est un caractère d’Allemand. A côté de lui, quel homme que Manfred! C’est un homme; il n’y a pas de mot plus beau, ni qui le peigne mieux. Ce n’est pas lui qui, à l’aspect d’un esprit, « tremblera comme un ver craintif qui se tortille à terre. » Ce n’est pas lui qui regrettera « de n’avoir ni or, ni biens, ni honneurs, ni souveraineté dans le monde. » Ce n’est pas lui qui se laissera duper comme un écolier par le diable, ou qui ira s’amuser en badaud aux fantasmagories du Brocken. Il a vécu en chef féodal, non en savant gradué; il a combattu, il a maîtrisé les autres; il sait se maîtriser lui-même. S’il s’est enfoncé dans les arts magiques, ce n’est point par curiosité d’alchimiste, c’est par audace de révolté. « Dès ma jeunesse, mon âme n’a point marché avec les âmes des hommes, — et n’a point regardé la terre avec des yeux d’homme. — La soif de leur ambition n’était point la mienne. — Le but de leur vie n’était pas le mien. — Mes joies, mes peines, mes passions, mes facultés — me faisaient étranger dans leur bande; je portais leur forme, — mais je n’avais point de sympathie avec la chair vivante... — Je ne pouvais point dompter et plier ma nature, car celui-là — doit servir qui veut commander; il doit caresser, supplier, — épier tous les momens, s’insinuer dans toutes les places, — être un mensonge vivant, s’il veut devenir — une créature puissante parmi les viles, et telle — est la foule; je dédaignais de me mêler dans un troupeau, — troupeau de loups, même pour les conduire... — Ma joie était dans la solitude, pour respirer — l’air difficile de la cime glacée des montagnes, — où les oiseaux n’osent point bâtir, où l’aile des insectes — ne vient point effleurer