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Si j’étais le seul à pleurer la mort de la Turquie et surtout son genre de survivance, peut-être pourrait-on douter de mon chagrin; mais il n’y a pas un seul publiciste en Occident s’étant quelque peu occupé des affaires d’Orient, il n’y a pas en Orient un seul chrétien grec ou latin qui ne sache que la Turquie n’est plus et qu’elle ne vit plus que par et pour l’Angleterre. « La Turquie, dit M. Mano dans son livre l’Orient rendu à lui-même, est anglaise de fait et turque de nom. Agriculture, finances, marine, commerce, administration, tout est entre les mains des proconsuls de la Grande-Bretagne[1]. » M. Mano, qui est Grec et par conséquent un peu passionné dans son style, n’hésite pas à dire qu’il « n’y a pas de tyrannie barbare qui ne soit préférable mille fois au protectorat ganté des gentlemen du cabinet de Saint-James[2]. » Entendons-nous : les tyrannies brutales, mais faibles, et qui peuvent mourir d’un jour à l’autre, sont préférables au protectorat ganté qui ne s’affaiblit et ne meurt pas; mais c’est en cela seulement que la tyrannie brutale vaut mieux. Si l’Angleterre prenait décidément la Turquie à sa charge, comme elle a pris l’Inde, si elle faisait une grosse pension de retraite au sultan et le dispensait de tout soin de gouvernement et d’administration, je serais homme à m’applaudir du changement. La politique y perdrait, l’équilibre européen se trouverait dérangé; mais qu’importe après tout, si l’humanité en profitait? La France aurait perdu la partie en Orient, et je pourrais m’en affliger comme Français; mais, comme chrétien et comme homme, je me réjouirais de voir une tyrannie brutale et absurde remplacée par une administration régulière et tolérante. S’il dépendait de moi de faire de la Macédoine ou de la Bulgarie, de l’Asie-Mineure ou de la Syrie, le dernier des comtés anglais, et de changer tant de mal en tant de bien, croyez-vous, quand même il faudrait glorifier Waterloo et Trafalgar, croyez-vous que j’hésitasse un moment? Je ne serais pas digne d’être chrétien si je me laissais arrêter dans cette œuvre de bénédiction par des scrupules de vanité nationale.

Nous n’en sommes pas là : les Anglais ne veulent pas faire de la Turquie un comté anglais; ils ne veulent pas même faire de l’empire ottoman leur second empire des Indes. La Turquie est trop près de l’Europe; cette annexion choquerait les puissances du continent. Dans les Indes, loin de l’Europe, sans voisins, sans surveillans, sans rivaux, l’Angleterre est à son aise pour tout faire. Sur le Bosphore, il y a trop d’yeux ouverts. Sont-ce pourtant ces yeux ouverts qui l’inquiètent? Les Anglais ont en Turquie leurs procédés de domination qu’ils préfèrent à leurs procédés de domination dans les

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