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mais ne travaillant pas, ce qui les rabaisserait à la condition de rayas ou de sujets, comme si cette persévérance dans leur dignité de maîtres et de vainqueurs devait finir par vaincre le sort, qui se lassera plus tôt qu’eux-mêmes. Si parfois la faim l’emporte sur l’orgueil, s’ils demandent à un chrétien de les secourir, c’est du ton d’un maître qui consent à recevoir un service d’un de ses esclaves. Un jour le vieux Milosch, passant dans mie rue de Belgrade, vit par extraordinaire un Turc qui travaillait; mais dès que celui-ci l’aperçut, il quitta bien vite ses outils, s’assit par terre, barrant le passage au prince, et se mit à fumer, les jambes croisées, en le regardant d’un air de supériorité. Le prince lui fit donner sur place vingt coups de bâton, et ensuite l’aumône, dont il avait grand besoin.

L’orgueil ottoman allait bien jusqu’à mourir de faim, mais il n’allait pas jusqu’à monter la garde sur les remparts de la forteresse. Quand je descendais le Danube en 1836, nous étions un assez grand nombre de voyageurs rassemblés sur le pont du bateau à vapeur pour voir Belgrade; plusieurs d’entre nous avaient des lunettes d’approche. Nous ne vîmes pas un seul soldat, une seule sentinelle. Les murs de la forteresse, qui étaient encore en assez bon état, suffisaient seuls sans doute à la défendre, selon le jugement des Turcs. Quant à la ville, les murailles étaient presque partout détruites. A Semendria, à Orschova, même abandon sur les remparts et même silence. En voyant ce délaissement, je me demandais à quoi pouvaient servir des forteresses ainsi abandonnées. Est-ce l’empire ottoman que défendent ces forteresses? Personne ne peut le prétendre sérieusement. Pourquoi donc ne pas avoir donné aux Serbes les places qui sont sur leur territoire? Pourquoi avoir emprisonné inutilement quelques milliers de Turcs dans des citadelles isolées au milieu d’un pays ennemi? Est-ce un dernier hommage rendu à la vieille majesté de l’empire ottoman? Hommage funeste et dérisoire : l’empire ottoman a dans la Serbie et dans le courage de ce peuple un boulevard plus puissant contre l’Autriche que ne le seront jamais Belgrade, Semendria et Orschova, telles qu’elles sont aujourd’hui. Donner Belgrade à la Serbie, c’est ajouter encore à la force de ce boulevard. Avec Belgrade et les autres forteresses, la Serbie devient vraiment indépendante, et ce n’est plus la Porte qui doit craindre que la Serbie devienne vraiment indépendante. Depuis qu’elle n’a plus l’espoir de conquérir les provinces qui se sont détachées de son empire, telles que la Serbie, la Grèce, la Valachie et la Moldavie, la Porte, loin d’avoir intérêt à leur faiblesse, a intérêt à leur prospérité et à leur force, car ce sont autant de barrières qu’elle met entre elle et ses adversaires.

Ces réflexions de 1836 et de 1840 ont-elles cessé d’être justes en