Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/1006

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ce sera une démonstration inutile : le peuple anglais ne peut pas épouser la Grèce, parce qu’il est déjà marié avec la Turquie, et par des liens indissolubles.

Nous n’avons pas besoin de dire que nous n’avons aucune prévention contre l’Angleterre, qui dans tant d’occasions représente à nos yeux la liberté et la civilisation ; mais nous sommes obligé de dire qu’en Orient elle se met en travers du courant. Tous les efforts qu’elle tente aujourd’hui encore pour la réformation et la rénovation de la Turquie sont des efforts désespérés ; ils n’auront pas plus de succès que ceux que l’Europe s’obstine à tenter pour la transformation de la papauté. On ne veut pas voir qu’au fond ces deux grandes questions, les deux plus grandes de notre temps, sont des questions religieuses et philosophiques, et que dans les deux cas les institutions politiques et civiles ne sont que l’expression forcée des dogmes. On demande au sultan de se faire chrétien comme on demande au pape de se faire philosophe.

Jamais l’Europe n’arrivera à convertir les Turcs à la civilisation chrétienne, et jamais les Turcs ne permettront aux chrétiens d’arriver à une égalité sociale qui serait la fin de leur propre domination. On a vu bien des fois dans l’histoire des peuples conquis se fusionner avec les conquérans, là où il y avait entre eux des élémens d’assimilation. Les Gaulois et les Francs ont fini par s’amalgamer et par former une des nations les plus compactes du monde. Il n’y a pas un sol qui ait été plus labouré, plus trituré, plus écrasé par des invasions successives que le sol anglais : on pourrait y suivre la superposition des races comme celle des couches géologiques, et pourtant de ce mélange est née la terre la plus serrée et la plus concentrée du globe, et est sortie une nation qui a un cachet aussi personnel, aussi dur et aussi violent que celui du peuple juif.

C’est qu’entre toutes ces races diverses il y avait un élément de fusion et d’assimilation, la religion chrétienne. Il n’en est pas ainsi en Orient, et de Maistre disait admirablement : « Les Turcs sont aujourd’hui ce qu’ils étaient au milieu du XVe siècle, des Tartares campés en Europe. Rien ne peut les rapprocher du peuple subjugué, que rien ne peut rapprocher d’eux. Là, deux lois ennemies se contemplent en rugissant ; elles pourraient se toucher pendant l’éternité sans pouvoir jamais s’aimer. Entre elles, point de traités, point d’accommodement, point de transactions possibles. L’une ne peut rien accorder à l’autre, et ce sentiment même qui rapproche tout ne peut rien sur elles. De part et d’autre les deux sexes n’osent se regarder, ou se regardent en tremblant comme des êtres d’une nature ennemie que le Créateur a séparés pour jamais. Entre eux est le sacrilège et le dernier supplice. On dirait que Mahomet II est en-