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n’opère sur un terrain parfaitement connu, que ces deux conditions seront remplies. Les entreprises de ce genre seront donc très rares, et les espérances de M. Guyot, qui compte transformer ainsi tous les terrains pauvres et délaissés, à peu près comme ce personnage de Molière qui voulait mettre toutes les côtes de France en ports de mer, ne se réaliseront pas. Son calcul eût été d’une application plus générale, s’il avait réduit de moitié ou des trois quarts les frais d’établissement et de culture. Le pouvait-il ? Je le crois, car il y a certainement en France bien des vignes qui ne coûtent pas tant et qui rapportent de bons revenus. Est-il possible de créer de nouveaux vignobles qui, en vendant leurs produits de 10 à 20 francs l’hectolitre, puissent donner des bénéfices rémunérateurs ? Voilà la véritable question de l’avenir, celle que j’aurais voulu voir traiter par M, Guyot avec sa supériorité de praticien. Les frais dont il parle sont atteints dans les plus grands crus, dans le Médoc par exemple ; mais ceux-là vendent leurs vins plus de 100 francs l’hectolitre, et ce n’est pas dans ces conditions que la culture de la vigne peut beaucoup s’étendre.

J’admire sans doute la belle culture qui produit le vin du riche, mais j’estime encore plus la culture moyenne qui peut produire abondamment le vin du pauvre ; l’une est nécessairement resserrée dans des bornes étroites, l’autre peut s’étendre à l’infini. C’est celle-là que M. Jules Guyot doit préférer aussi, car il ne tarit pas sur les avantages hygiéniques du vin. Plus cette boisson répare les forces et entretient la santé du travailleur, plus il est désirable qu’on puisse la donner à bon marché. Le vin à bon marché, c’est le meilleur remède au fléau de l’ivrognerie qui fait tant de victimes dans le nord de la France et de l’Europe ; les pays méridionaux, où, avant l’oïdium et les chemins de fer, le prix du vin descendait si bas, étaient tous affranchis de ce vice dégradant et meurtrier. C’est qu’en effet quand l’ouvrier a pu prendre sous cette forme la quantité de spiritueux nécessaire pour le soutenir et le fortifier, il est moins porté à la demander aux boissons corrosives qui le tuent en l’enivrant.

On évaluait jusqu’ici la moyenne des produits de nos vignes à 20 hectolitres par hectare ; les unes sans doute produisaient plus, mais les autres moins, et le plus grand nombre se rapprochait beaucoup de cette moyenne. S’il est possible de doubler ce produit moyen et de le porter à 40 hectolitres sans élever à l’excès les frais de culture et en améliorant la qualité des vins communs, c’est un pas immense qui doit suffire à l’ambition de M. Guyot. Nos deux millions d’hectares de vignes produiraient alors 80 millions d’hectolitres, et même en supposant que l’exportation vînt à décupler par suite des nouveaux traités de commerce[1], la consommation aurait quelque peine à suivre ce progrès de la production.

Ce qui a trompé M. le docteur Guyot comme bien d’autres, c’est le haut prix du vin depuis quelque temps ; mais ce prix tient à un déficit notable

  1. Une disposition du traité de commerce avec l’Angleterre, ayant paru peu favorable à l’importation de nos vins, a été modifiée au mois d’avril dernier, et les vins de France peuvent maintenant entrer en Angleterre au droit modéré de 27 fr. 50 cent, l’hectolitre ; l’octroi de Paris est de 20 fr. 60 cent. : c’est presque l’équivalent. Nos vins se vendent maintenant à Londres 2 fr. la bouteille, ce qui est encore trop cher. Il faut arriver à 1 shilling la bouteille.