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d’Allemagne, il soulevait contre lui du nord au sud, et de l’est à l’ouest, l’immense armée des philhellènes.

Ce fut bien pis encore dans le second ouvrage qu’il publia peu de temps après. Au sortir de ses fouilles dans le sépulcre de Trébizonde, il avait les mains pleines de matériaux de toute sorte ; l’idée lui vint de raconter l’histoire de Morée, c’est-à-dire l’histoire de la Grèce proprement dite, de la vraie race des Hellènes, et de montrer ce qu’était devenue cette race pendant les bouleversemens du moyen âge : grand sujet, mais plein d’embûches pour un homme avide du vrai et résolu à parler sans ménagemens. Qu’on essaie de se représenter l’indignation de la plus nombreuse partie du public, lorsqu’au milieu de tant de sympathies pour les Grecs, au milieu de tant d’efforts pour constituer une Grèce indépendante, ce jeune maître, prenant la parole au nom de la science et déployant toutes ses preuves, prononça l’arrêt que voici : « Il n’y a plus de Grecs. La population hellénique, peu nombreuse de tout temps, avait déjà été absorbée sur bien des points par l’élément romain, lorsqu’eut lieu au VIe siècle une invasion de hordes slaves qui occupèrent la Grèce entière et exterminèrent les Hellènes ; quelques troupeaux de fugitifs échappés à l’horrible boucherie portèrent les derniers débris de la race dans les îles de l’Archipel. Quant à la péninsule, occupée pendant trois siècles par les conquérans slaves, elle devint slave d’un bout à l’autre… Cette occupation de la Morée par les Slaves durait depuis trois cents ans, lorsque les empereurs de Constantinople recouvrèrent enfin cette partie de leur héritage, et mirent les conquérans sous le joug. Les Grecs reprirent alors le dessus, mais étaient-ce bien des Grecs ? Ces insulaires de l’Archipel, ces habitans des côtes de l’Asie-Mineure, qui vinrent s’établir en Morée après la soumission des Slaves au IXe siècle, s’étaient mêlés depuis longtemps à maintes populations étrangères. Ils ne se donnaient plus le nom d’Hellènes, ils s’appelaient chrétiens ou roméens ; ils ne parlaient plus le grec, ils parlaient une langue sans nom où se heurtaient toutes sortes d’élémens disparates. Que devint cette population pseudo-grecque entée sur un fond slave ; lorsqu’après tant de mélanges destructeurs elle eut encore à subir au Xe et au XIe siècle les invasions des Uzes et des Bulgares, au XIIIe l’occupation des Francs, au XIVe les irruptions des Arnautes et des Serbes, sans compter l’immigration perpétuelle des Albanais ? Ce ne sont pas les fils, même dégénérés, des hommes de Sparte et d’Athènes que les Turcs ont subjugués il y a quatre cents ans, c’est un ramassis de tous les peuples qui pullulaient sur les confins de l’Europe et de l’Asie. Des Albanais et des Sarmates, voilà ce qui dominait en ce mélange et ce qui domine encore chez les Grecs de nos jours. »