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quel qu’il pût être, méritait les sympathies de l’Europe, et tous les deux y voyaient le germe d’un état capable de grandir au détriment de la barbarie asiatique. Fallmerayer n’y voit que des hordes confuses, des races abâtardies, bien autrement fatales à l’Europe orientale que ne le furent leurs aïeux du XVe siècle, car l’ennemi qu’il s’agit de combattre aujourd’hui, elles le couvrent, elles le cachent, elles l’amènent avec elles. Quel est-il ? C’est le Russe. Les insurgés du Péloponèse, aux yeux de Fallmerayer, étaient l’avant-garde des Moscovites, et ces Turcs que maudissait toute l’Europe étaient au contraire les seuls hommes qui pussent défendre la liberté de l’Europe sur les rives du Bosphore.

En deux mots, voilà l’ensemble des idées de Fallmerayer. Bien des gens, depuis la bataille de Navarin, ont soutenu ce système, qui était original à cette date, en face de l’enthousiasme excité par les hommes de Missolonghi. Les philhellènes en jetèrent des cris d’horreur. Songez aussi aux haines académiques que soulevaient les découvertes de l’historien. Il y a en Allemagne toute une légion de philologues qui ressemble à un collège de prêtres, et pour qui la Grèce moderne, vivant commentaire de l’ancienne, est véritablement une terre sainte. Les assertions de Fallmerayer, pour ces pontifes de l’hellénisme, étaient tout simplement des blasphèmes. Que de brochures, de dissertations, de gros livres bourrés de citations tombèrent dru comme la grêle sur le novateur impie ! Ce n’est pas tout : au moment où Fallmerayer protestait à sa manière contre l’établissement d’une Grèce indépendante, c’est-à-dire contre le démembrement de la Turquie au profit de l’influence russe, le roi de Bavière avait l’espoir d’obtenir ce royaume pour l’un de ses fils. Parmi les candidats dont les grandes puissances discutaient les titres, et surtout depuis le refus du prince éminent qui devait monter quelques mois plus tard sur le trône de Belgique, le jeune Othon de Bavière, encore mineur, commençait à réunir le plus de suffrages. Les protestations de Fallmerayer n’avaient-elles pas l’air d’une trahison envers sa patrie ?

Ainsi, odieux aux catholiques pour avoir dit, preuves en main, que l’église grecque préférait le joug ottoman à la domination romaine, odieux aux libéraux pour s’être fait le défenseur des Turcs et l’adversaire des Grecs, odieux aux savans de l’Allemagne pour avoir porté atteinte au culte de l’hellénisme et dérangé les traditions de la science officielle, Fallmerayer s’attirait encore l’inimitié des courtisans, qui l’accusaient de lèse-patrie. Soulever tant de colères à la fois et les soutenir tête haute, c’était le signe d’une âme fière, dédaigneuse des préjugés et passionnée pour le vrai. Est-il nécessaire d’ajouter que Fallmerayer, en butte à mille attaques, calomnié, dénoncé, perdit bientôt sa chaire de Landshut ? Le hardi maître qui venait