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« J’ai vu, dit Fallmerayer, j’ai vu les fellahs creuser la terre sous le fouet des Turcs de Méhémet ; j’ai vu ces malheureux transformés en bêtes de somme, je les ai vus conduits de l’étable au champ et du champ à l’étable ; je les ai vus nourris, surveillés, surmenés, toujours sous le fouet du gardien, sous les lanières de cuir d’hippopotame. Je les ai vus s’enfuir quand la douleur était trop cruelle et chercher asile dans le désert ; hélas ! au bout de quelques jours, des cavaliers les ramenaient dans ces horribles geôles qui portent le nom de villages, et le travail recommençait plus lourd, plus écrasant, et les coups de lanières pleuvaient sur les épaules déchirées… les Français se sont pris d’enthousiasme pour Méhémet-Ali parce qu’ils ont le goût des dictatures révolutionnaires, parce qu’ils sont disposés à tout pardonner au despotisme civilisateur ; s’ils voyaient ce que j’ai vu, ce spectacle leur donnerait à penser. Il n’est pas mal que les théories abstraites des Français, ces théories qui sacrifient l’individu à l’état sous prétexte de progrès social, produisent en Égypte leurs conséquences dernières et qu’on puisse les juger à l’œuvre. Au lieu de raconter à nos enfans les vieilles histoires de Pisistrate pour leur faire détester la tyrannie, parlons-leur plutôt de Méhémet et de ses fellahs, car ce sont là des maux présens, des maux qui nous touchent, qui nous pressent. Nos erreurs politiques les plus séduisantes sont gravées dans cette histoire en caractères de sang… »

Ces scrupules de Fallmerayer, dont on vient de voir un mémorable exemple, s’appliquent à tous les points de la question d’Orient. S’il plaide avec ardeur la cause de l’empire ottoman, il est trop loyal pour dissimuler les misères morales de la société turque et la profonde corruption du monde officiel. S’il croit que les Ottomans, dans l’état présent des choses, sont plus dignes que les chrétiens orientaux de posséder l’empire, il regrettera pourtant que les ancêtres de ces chrétiens aient perdu par leur faute ces magnifiques contrées et rendu nécessaire l’invasion ottomane. Son impartialité est si grande, sa pensée principale admet tant de correctifs, qu’un lecteur non initié s’y perdrait cent fois pour une. Au milieu de ses contradictions, la fièvre le saisit quand il pense aux dangers de l’Europe. Tantôt il voit les Russes déjà maîtres de Constantinople, tantôt il se rassure à la pensée que le malade est mieux portant qu’on ne suppose, puisqu’il a joué tant de fois la diplomatie européenne. Et pourtant la Russie est toujours là, excitant les Grecs, agitant les chrétiens, entretenant les causes de trouble, et il suffit d’une défaillance du malade pour que tout soit perdu. Que faire ? La diplomatie occidentale a montré assez clairement son impuissance en Orient depuis un demi-siècle, et il est manifeste aujourd’hui qu’elle a fait plus de mal que de bien aux intérêts qu’elle était chargée