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de force, concerts à grand orchestre, feux d’artifice miraculeux qui terminent cette soirée orientale. Mais quoi ! l’historien de Trébizonde n’a-t-il cherché ici qu’un exercice de style ? Est-ce par goût des couleurs brillantes qu’il laisse ainsi courir son pinceau ? Je cherche en vain la moralité de ce récit, à moins qu’elle ne soit dans l’étrange réflexion que lui inspirent en passant toutes ces folles dépenses d’Haider-Pacha. Il avoue que le sultan, pendant ces douze jours de fêtes, a dépensé 30 millions de piastres, c’est-à-dire 7,500,000 fr., et il s’écrie aussitôt : « Ad quid perditio hœc ? dira quelque Judas Iscariote de la finance européenne. Pourquoi ces prodigalités ? pourquoi cette fête prolongée douze grands jours ? Est-ce que trois jours ne suffisaient pas ? que d’or on aurait pu économiser pour les années mauvaises ! Oui, c’est ainsi que parlent en Occident les fils de Mammon à la vue de ce luxe impérial et de ces largesses asiatiques. Eh bien ! poursuivez vos lamentations hypocrites, peuples banqueroutiers, mais sachez que l’empire ottoman n’a point de dettes ; bien que le sultan jette souvent l’or à pleines mains, partout cependant ses granges sont pleines, et l’Europe affamée vivra longtemps encore du superflu de la Turquie. » Ah ! pour le coup, c’est trop fort. Décidément le savant est devenu poète, et le poète est devenu fou. L’ivresse de cette nuit d’Orient lui est montée au cerveau.

Pendant qu’il s’abandonne à ce délire, les événemens vont le réveiller. La révolution du 24 février a mis l’Allemagne en feu. Fallmerayer est trop dévoué à sa patrie pour ne pas prendre une part virile aux combats de la liberté ; il arrive, il s’adresse aux électeurs, et, déjà signalé à leur choix par les pages généreuses des Fragmens, il est envoyé au parlement de Francfort. Là, en face de la réalité, son esprit déploie tout ce qu’il a de meilleur et de plus sain. Monarchiste, il veut obliger les rois à se faire peuple ; enfant du peuple, il engage la nation allemande à se défier des démagogues et des songe-creux. Les uns voient en lui un anarchiste, il est pour les autres un réactionnaire timide ; c’est un libéral qui ne demande qu’à la liberté la grandeur matérielle et morale de son pays. La liberté qu’il aime, c’est le respect de tous les droits. Il votera dans cet ordre d’idées tout ce qui peut servir l’unité politique de l’Allemagne, et sa modération sera aussi opiniâtre que la passion des révolutionnaires. Quand l’extrême gauche propose de transférer l’assemblée à Stuttgart, il repousse cet avis ; mais si la majorité l’adopte, il suit à Stuttgart les collègues qu’il a tant de fois combattus. Il veut être fidèle jusqu’au bout à son mandat ; au lieu de renoncer, comme tant d’autres, à une œuvre désespérée, il reste à son banc pour représenter le droit, non-seulement contre la réaction triomphante, mais contre l’assemblée en délire. Sa place est auprès d’Uhland.