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fermes et catégoriques de mon aïeul, se fit apporter le volume. » Vous l’aurez pour rien, mon garçon, si vous êtes en état de lire correctement quelques passages. » L’enfant sortit vainqueur de l’épreuve, emporta, tout joyeux, son précieux exemplaire, et le soir même, au milieu de son troupeau, parmi les pâturages d’Abernethy, on aurait pu le voir plongé dans l’étude des livres saints.

Tel fut le point de départ de cette carrière qui l’a illustré. Le petit volume dont il vient d’être question, — cette épée spirituelle que notre ancêtre conquit si noblement, qu’il, porta toujours depuis, et qui dans ses mains a livré tant de combats, — ce petit volume existe dans nos archives aussi précieusement conservé que l’est, chez notre ami James Douglas de Cavers, le pennon des Percy, enlevé à la bataille d’Otterbourne. La ferveur et le zèle pieux de ce saint homme, la popularité qu’il avait acquise comme prédicant, lui ont valu les honneurs de mainte biographie, ce qui me dispense de parler de lui longuement. Je veux seulement remarquer qu’une veine de bon sens railleuse et de finesse épigrammatique se mêlait chez lui aux inspirations les plus enthousiastes. On a gardé mémoire de quelques-unes de ses saillies, d’autant plus remarquables qu’elles tranchaient sur le fond sérieux de ses enseignemens dogmatiques. Un de ses confrères par exemple l’étant venu consulter sur le rôle de la grâce dans l’économie de l’intervention divine, « nous allons causer de cela tout en nous promenant, lui dit mon aïeul déjà très vieux et presque aveugle ; seulement, tandis que je parlerai, vous regarderez où je mets le pied. » Son interlocuteur, attentif à la démonstration théologique, oublia bientôt sa mission de confiance, et le résultat de sa négligence fut une lourde chute qui interrompit brusquement l’entretien. Mon aïeul, tout en se relevant et grondant un peu : « Vraiment, James, disait-il, la grâce de Dieu peut beaucoup de choses, mais non donner du bon sens à qui n’en a point. » Ce genre d’esprit qu’il avait, il le goûtait chez les autres, et citait volontiers la répartie d’une de ses paroissiennes, femme très sensée et très méritante, qu’il assistait à son lit de mort : « Et que diriez-vous, Janet, lui insinuait-il, que diriez-vous si, après avoir tant fait pour vous, Dieu vous laissait tomber dans les flammes éternelles ? — A son aise, répliqua tranquillement l’intrépide ménagère… Il y perdra certainement plus que moi… »

Mon grand-père fut homme de sens et d’une érudition très suffisante, non pas précisément paresseux, mais ne s’imposant aucun effort excessif, du reste plus affectueux que pas un autre homme connu de moi, et cela pour, toute créature animée. J’avais à dix ans deux lapins, Oscar et Livia. Le premier, mari un peu brusque, au nez large, aux allures viriles, mordait sans trop se gêner ; Livia, qui, je le crains, n’était pas, malgré ses douces allures, le modèle des