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toujours frappé d’admiration, elle le contempla longuement ; puis elle me regarda aussi, très affectueusement, mais pendant une ou deux secondes à peine ; de l’œil ensuite elle chercha Rab, qu’elle ne vit point, et encore son mari, dont elle semblait ne pouvoir se séparer ; puis elle ferma les yeux et ne bougea plus. Pendant quelques instans nous entendîmes encore sa respiration saccadée, ensuite elle passa si doucement et par des gradations si imperceptibles, que lorsque nous la crûmes partie, James, fidèle aux vieilles coutumes, tint quelque temps un miroir devant le visage de la mourante. Après une longue pause, un léger souffle vint ternir la surface polie. Cette tache à peine visible s’effaça d’elle-même,… et ne reparut plus. À cette vapeur passagère et qui ne laisse rien derrière elle, la vie humaine a été comparée par ceux qui la connaissent le mieux. Rab, pendant tout ceci, était parfaitement éveillé, mais parfaitement immobile. Il vint alors près de nous. La main d’Ailie, que James venait de laisser aller, pendait hors du lit, tout humide de larmes. Rab la lécha patiemment, regarda sa maîtresse, et rentra sous la table à sa place accoutumée.

James, après un silence qui dura je ne sais combien de minutes, se leva tout à coup, prit ses gros souliers ferrés, les mit sans user plus de ses précautions ordinaires, et tira si rudement sur leurs cordons de cuir que l’un d’eux lui resta dans la main. « Cela ne m’était jamais arrivé, murmura-t-il avec une sourde colère… Rab, » ajouta-t-il du même ton, et du doigt il montrait au chien le lit de la morte. Rab y sauta immédiatement et s’y établit, la tête et le regard tournés vers le visage blêmi de sa défunte maîtresse. « Attendez-moi, master John, » ajouta le messager, et il disparut dans les ténèbres, ses lourdes chaussures roulant leur tonnerre sur les marches de l’escalier. Je courus à une des fenêtres de la façade. Il était déjà dans la cour, et franchissait le seuil de la grande porte comme une ombre qui s’évanouit.

Je m’inquiétais de lui, mais sans pouvoir m’alarmer tout de bon. Aussi, toujours assis à côté de Rab et fatigué comme je l’étais, le sommeil me prit. Un bruit qui se faisait au dehors me réveilla tout à coup. Nous étions en novembre. Il était tombé beaucoup de neige. Rab n’avait pas changé d’attitude. Lui aussi entendait ce bruit, et il en devinait la cause ; pourtant il ne bougeait point. J’allai regarder à la fenêtre. Dans le crépuscule encore douteux, — car le soleil n’était pas levé, — je distinguai Jess et la charrette. De la vieille jument émanait un nuage de fumée. James n’était pas visible ; déjà parvenu sous la porte et gravissant l’escalier, l’instant d’après il passait devant moi. Trois heures ne s’étaient pas écoulées depuis son départ, et Dieu sait comment il avait trouvé moyen de courir à Howgate, — à neuf bons milles de l’hôpital, — d’atteler Jess et de