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les chevaux de frise et les revêtemens en hérisson furent devenus un peu de cendre noire, quand l’ennemi fut défait, errant et misérable, des gens venus de France, jugeant du passé par le présent, tournèrent en dérision la valeur militaire des Annamites, et sans distinction les traitèrent en brigands ; mais alors l’attente d’un engagement prochain donnait à la vie une valeur nouvelle, une grande animation qu’on n’a pas revue dans les expéditions suivantes. Cette période de la guerre est restée intéressante et unique pour tous ceux qui l’ont traversée. La nouveauté et la beauté des sites, qui, dans cette partie de la province de Saïgon, sont doux et gracieux, formaient un cadre d’autant plus attachant qu’on savait devoir s’éloigner bientôt. L’Arroyo Chinois et la route qui le prolonge par terre étaient animés par un grand mouvement d’hommes, de vivres, d’artillerie et de munitions de guerre. L’arroyo surtout amenait sans cesse des embarcations chargées : les mêmes chaloupes grises qui avaient débarqué l’armée de Chine au Peh-tang transportèrent les pièces rayées et les boulets ogivaux.

L’Arroyo Chinois, dont le nom revient si souvent quand on parle de Saïgon, est un cours d’eau vraisemblablement creusé ou tout au moins canalisé à main d’homme. Il part à angle droit de la rivière de Saïgon, et enfonce sa nappe unie, large de 100 mètres, dans l’intérieur du pays. Il se rejoint sans interruption à l’Arroyo Commercial, et forme ainsi, avec d’autres cours d’eau, une grande artère qui débouche dans le Cambodge, et par laquelle se fait tout le commerce de la Basse-Cochinchine. Sur les deux rives, en quittant Saïgon, on rencontre des bouquets de magnolias, de jasmins odoriférans, d’aloès et de roseaux. Le rideau de gauche[1] cache les rizières, qui s’étendent à perte de vue, et dont l’aspect est monotone et triste. Le rideau de droite, en s’écartant, laisse apercevoir de distance en distance quelquefois un petit autel, un miao, élevé au génie familier du lieu, souvent d’assez belles maisons de plaisance annamites, recouvertes en tuile et entourées de cactus impénétrables.

Une route large comme une route départementale, en assez bon état, ombragée par de beaux arbres, suit à une distance de 200 mètres une direction parallèle à l’Arroyo Chinois : c’est une partie de la route de Saïgon à My-thô. Sur la droite, en quittant Saïgon, sont les pagodes, transformées en redoutes, de Barbet, des Mares, des Clochetons et de Caï-maï. Un peu plus loin de la route, toujours vers la droite, le terrain se relève légèrement et s’étend en plaine jusqu’à l’horizon. Les palmiers arac, les arbres verts font place à des bouquets

  1. Les arroyos communiquant avec deux fleuves et se déversant ainsi par deux embouchures, les expressions droite et gauche dans ce récit indiqueront toujours la droite et la gauche stratégiques.