Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/354

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dormait sur un lit de mousse durant les longues nuits : mais au printemps quelle joie il éprouvait à s’étendre sur le frais gazon qui tapisse le sol à l’ombre des grands arbres ! Tandis que son cheval errait en liberté, paissant l’herbe verte, Moudouri écoutait avec ravissement le bruit des feuilles agitées par le vent, le murmure des insectes, et surtout le chant des oiseaux voltigeant autour de lui. Parmi les volatiles qu’il rencontrait le plus habituellement dans ses courses vagabondes, il y en avait deux dont la voix exerçait sur son esprit une influence singulière. Lorsque La pie babillarde jetait du haut d’un sapin son cri discordant : saksakha, saksakha[1], le jeune chasseur, saisi d’un frisson nerveux, sentait s’éveiller en lui le désir immodéré de poursuivre à outrance et de percer de ses flèches tous les êtres vivans. Quand au contraire la tourterelle cachée sous les branches flexibles du saule répétait son tendre gémissement : doudoù, doudoù[2], il se faisait un grand calme dans l’esprit de Moudouri. Les voix si différentes de ces deux oiseaux semblaient correspondre aux deux sentimens qui se partageaient le cœur du chasseur, l’instinct de la destruction et la sympathie pour les habitans de la forêt. Souvent, après qu’il avait blessé mortellement un quadrupède aux pieds rapides, ou précipité du haut des airs un noble oiseau au plumage éclatant, Moudouri se sentait ému de pitié. Il aurait voulu pouvoir redonner la vie à cette pauvre créature expirante ; puis, emporté par la passion de la chasse, il tendait son arc et repartait au galop, impatient de faire de nouvelles victimes. Il y a souvent ainsi dans le cœur de l’homme deux courans opposés qui le poussent en sens contraire, comme le flux et le reflux dont l’Océan subit la loi.

Dans tout le pays des Mandchoux, on connaissait Moudouri le chasseur. Les lamas austères, qui croient à la migration des âmes, manifestaient pour lui un éloignement invincible ; ils assuraient qu’après cette vie il renaîtrait infailliblement sous la forme d’un chacal. Les jeunes hommes au contraire parlaient de Moudouri avec admiration, et les jeunes filles avec enthousiasme. Quand il revenait de ses courses hasardeuses, le visage bronzé par le soleil, l’œil fier, les épaules couvertes d’une peau de léopard, chacun s’arrêtait pour le voir passer, tant il avait bonne mine ; mais, qu’il fût présent ou absent, personne ne tournait plus souvent vers lui ses regards ou ses pensées que la petite Meïké. C’était une orpheline qui gagnait sa vie à-garder un troupeau de chèvres. Meïké n’avait reçu du ciel d’autre bien que l’existence, et pourtant elle n’enviait point le sort de ceux qui méprisaient sa pauvreté. Toujours souriante,

  1. Nom que les Mandchoux ont donné à un oiseau assez semblable à la pie.
  2. Nom de la petite tourterelle a collier chez les Mandchoux.