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Un bruit de soldats trottant derrière lui attira son attention. C’étaient des cavaliers tartares, armés comme les précédens, qui escortaient un petit chariot garni de grilles de fer, dans lequel se tenait à demi couché sur le flanc, les pieds et les mains chargés de chaînes, un homme mal vêtu, au teint hâve.

— Où allez-vous donc ainsi ? où menez-vous cet homme ? demanda Moudouri.

— Nous allons à Tondon[1] conduire l’ancien gouverneur de Ghirin qu’un édit de l’empereur a déclaré déchu de son rang, répondirent les cavaliers.

— Il a donc commis un grand crime ?

— Oh ! oui ; il a eu la folie de dire la vérité dans un manifeste adressé au Fils du Ciel… L’empereur, qui est doux et clément, lui a fait grâce de la vie.

Les cavaliers poursuivirent leur route sans rien dire de plus, et le triste cortège disparut bientôt.

— L’Esprit de la Montagne avait raison, pensa Moudouri, il y a dans le cœur de l’homme bien des désirs téméraires que le ciel dans sa sagesse se garde d’exaucer. Fi des honneurs !… La richesse suffit à qui sait se passer des flatteries de la foule.

À quelques journées de là, Moudouri fit la rencontre d’une caravane de marchands chinois. Ils venaient de s’arrêter dans un lieu abrité, sous des rocs creusés en forme de grotte ; ils prenaient leur repas, tandis que les chevaux, débarrassés de la bride, mangeaient leur ration d’orge. Moudouri s’avança poliment vers eux.

— Vos seigneuries font route vers la capitale ? leur demanda-t-il d’une voix timide.

— Nous retournons à Pékin, répondirent les marchands.

— Votre voyage a été heureux ? Vos marchandises se sont bien vendues ?

— Les Oros[2] de Kiakhta sont friands de thé et avides de soieries : ils se jettent sur nos marchandises comme le poisson sur l’appât ; aussi ramenons-nous à Pékin des chariots chargés de tous les articles précieux que nous avons obtenus en échange des produits de notre pays. Ces chariots ne tarderont pas à paraître, et nous les attendons ici.

— Oh ! si je pouvais être marchand, songea Moudouri, gagner de grosses sommes comme ces Chinois, je retournerais m’établir dans la plaine d’Omokho, et j’y élèverais des troupeaux nombreux. Avec de l’or, on obtient tout, même le respect du peuple…

Le talisman commençait-il à s’échauffer comme les désirs qui

  1. Lieu d’exil des criminels chinois, dans la province de Ghirin.
  2. Les Russes.