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s’allumaient dans le cœur de Moudouri ? Celui-ci se l’imagina, tant il se sentait épris de l’amour de l’or, que jamais encore il n’avait convoité. Il rougissait de n’être qu’un pauvre chasseur en face de ces gros Chinois qui amassaient tant de richesses. Ceux-ci dînèrent copieusement : ils tiraient de leurs outres des vins distillés, qu’ils avalaient par petites gorgées il est vrai ; mais, à force de humer cette boisson capiteuse, ils finirent par avoir la langue épaisse, leurs paupières s’appesantirent, et bientôt, vaincus par une insurmontable envie de dormir, ils se laissèrent rouler sur la terre. Leur sommeil ne fut pas de longue durée. Un cavalier arrivant à toute bride vint éveiller en sursaut les marchands chinois, qui ronflaient à grand bruit, sans redouter aucun péril.

— Levez-vous et fuyez !… Des brigands ont pillé vos marchandises et incendié vos chariots… Ils vous cherchent pour vous dépouiller de vos vêtemens…

De longues colonnes de fumée qui s’élevaient à l’horizon annonçaient assez que le cavalier avait dit la vérité. Déjà se montraient sur les flancs d’une colline éloignée d’une heure de marche les brigands, qui se dispersaient par petits groupes pour chercher les marchands chinois. Ceux-ci se remirent en selle sans se le faire dire deux fois ; la tête encore bien lourde, les yeux troublés par le vin et par le sommeil, ils prirent la fuite en poussant des cris de détresse.

— La richesse a donc ses dangers comme les grandeurs ? se dit Moudouri, qui s’éloignait précipitamment. Si le mal est si près du bien dans toutes les choses de la vie, je ne sais plus quoi désirer… Ce talisman n’est qu’une amère dérision… Décidément l’Esprit de la Montagne m’a pris pour dupe…

Moudouri retomba dans sa mauvaise humeur, et la défiance s’éveilla dans son esprit ; , tout ce qu’il voyait lui semblait cacher un piège. Il se rappela ce proverbe : « L’homme voit le gain et ne voit pas le danger ; le poisson voit l’amorce et ne voit pas l’hameçon. » A force de méditer, cet adage, il se plongea dans une indifférence absolue ; tous les ressorts de son esprit se détendirent au point qu’il n’eut plus la force de souhaiter ou d’espérer quoi que ce fût. Dans ce triste état, Moudouri poursuivit sa route vers son pays natal, évitant toute rencontre, et poursuivi par cette pensée que la mort se cache sous la vie, le chagrin sous la joie et la ruine sous la prospérité. Il se prenait de pitié à la vue du laboureur cultivant son champ, comme si l’orage ne pouvait pas détruire la récolte en un instant ; il était ému de compassion à la vue d’une jeune mère souriant avec confiance à son nouveau-né, qu’une maladie subite pouvait ravir à sa tendresse. Le seul genre de vie qu’il lui semblât raisonnable d’adopter, c’était de se faire lama et d’attendre, les jambes croisées, dans une méditation silencieuse, la parfaite identification