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souvent observé à cette hauteur : si l’on abat les plantes les plus fortes qui protègent la ligne supérieure, la forêt bat en retraite, plie comme une armée en déroute sous le poids de l’influence climatérique victorieuse, et descend pour ne plus remonter. Les plantes demeurées debout s’étiolent dans leur isolement, le désert se fait autour d’elles, elles ne se reproduisent pas, et le front mutilé de la forêt ne peut plus se reformer. C’est ainsi que des espaces considérables marqués en forêts dans le cadastre de 1738, — le plus ancien cadastre général entrepris par un gouvernement moderne, — ont été transformés progressivement en pâturages., en pentes ravagées par l’avalanche et le torrent, où des troncs et des racines attestent encore l’ancien triomphe de la zone boisée sur le climat meurtrier de ces hauteurs. Il n’est pas probable que le terrain perdu puisse être reconquis par les procédés artificiels du reboisement, et bien des projets qui s’agitent dans les délibérations des conseils-généraux et les rapports officiels courent grand danger d’aboutir à de coûteuses déceptions, si, avant de les mettre à exécution, on ne tient pas un compte exact du fait que je viens de signaler. Comment de faibles pépinières et même des plants déjà forts pourraient-ils soutenir le choc du climat là où la forêt de haute tige et venue naturellement est forcée de reculer quand elle ne se présente pas en bataillons serrés ? Les forêts ont leur hypsométrie naturelle, que le climat, l’exposition et le voisinage des neiges permanentes font varier à l’infini ; bien plus, chaque essence a son hypsométrie, soumise aux mêmes accidens. Les essences les plus hardies, celles qu’on trouve le plus haut, sont le mélèze, les diverses espèces du pin et du sapin, le pinus abies, le pinus picea, l’abies excelsa. Écrasées dans les parties supérieures de la zone forestière, ces plantes se redressent en descendant les versans, où elles rencontrent des abris et un sol humide et profond, et atteignent des proportions colossales qui donnent aux forêts noires un caractère particulier de grandeur et de majesté.

Après la forêt viennent les cultures, qui montent en Savoie à des hauteurs vraiment extravagantes, car elles y occupent des pentes qu’une économie agricole mieux entendue assignerait au bois ou au pâturage, pour les garantir des érosions pluviales. Il n’est pas rare de les rencontrer à 1,200 mètres, l’avoine et le seigle en tête, l’orge après, le froment le dernier, qui monte néanmoins à 1,000 mètres dans les bonnes expositions et les terrains riches. L’agriculture dépense sur ces hauteurs une somme de forces humaines beaucoup plus grande qu’au bas de la vallée. La pente est souvent si rapide que le plus léger attelage roulerait dans l’abîme, et l’homme est la seule machine qui puisse y être appliquée ; mais que de vigueur et de