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sérieuses. Il paraît que beaucoup de lettres qu’il lui avait écrites se sont retrouvées dans les papiers de Locke. Lord King n’en a donné que deux au public[1]. Dans la première, du mois d’août 1689, le jeune homme, avec beaucoup d’excuses et d’embarras, soumet quelques idées qui, dans leur conversation de la veille, lui sont venues à l’esprit, sans qu’il ait su les exprimer. Grâce à une pratique que Locke lui a souvent conseillée, il a mis par écrit ses réflexions. Ce sont des objections contre l’immatérialité absolue que son interlocuteur attribuait à l’âme. Il lui rappelle que la pensée n’a jamais appartenu qu’à l’être animé. On ne se figure pas l’inanimé pensant. Or, quand la matière est animée, elle est sensible, et la pensée ne consiste que dans les idées des objets naturels, tels qu’ils se présentent aux créatures sensibles. L’original en est donc dans la matière ; comment ce qui vient de la matière serait-il immatériel ? Quel rapport, quel médium pourrait-il y avoir entre deux choses si différentes ? La liaison de la sensibilité et de la pensée est visible, et si, après la disparition de la sensibilité, la pensée subsistait, il semble qu’on penserait sans savoir que l’on pense. La suppression de toute matérialité, soit dans la faculté de penser, soit dans les objets sur lesquels elle s’exerce, aboutit à quelque chose dont nous ne pouvons nous faire une idée quelconque. Ces doutes, présentés par Ashley d’une manière originale et fine, offrent ceci de remarquable, qu’ils reposent sur un point convenu entre Locke et lui, c’est que nous devons tout à la sensibilité. Ils prouveront aux philosophes deux choses : d’abord que Locke, malgré tout ce qu’on a pu dire, excluait tout élément matériel de l’essence de l’âme, et fondait cette exclusion sur l’immatérialité absolue de la pensée ; secondement., que cette opinion est difficilement compatible avec sa propre doctrine, qui veut que tout vienne des sens, cette doctrine menant à confondre la faculté de penser elle-même avec les idées issues de la perception des choses, et ces idées avec les sensations perceptives. Quoique les rapports du monde sensible avec la pensée soient toujours inexplicables, il est certain que l’existence du principe pensant par lui-même est beaucoup plus concevable lorsque l’analyse de ses opérations a démontré qu’il y a dans nos connaissances quelque chose qui vient de lui et nullement des sens. C’est ce dernier point qu’Ashley ignore et que Locke ne lui aurait pas appris. Dans leur discussion, Locke avait raison ; mais il avait raison malgré sa doctrine, que son adversaire interprétait mieux que lui.

Dans une lettre écrite cinq ans après[2], on voit que Locke lui avait demandé de lui communiquer quelque chose de ses travaux,

  1. Life and Correspondence of Locke, t. Ier, p. 337.
  2. 29 septembre 1694. Ibid., p. 344.