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il est fort en peine pour fixer les limites de la liberté de discussion ; il prétend la contenir, mais il repousse toute intolérance compressive. « On veut, dit-il, qu’il soit permis aux gens d’attaquer la religion établie ; cela se peut accorder, mais avec quelque restriction. » Comme tous les Allemands, il a peur de la plaisanterie. « Je craindrais celui qui voudrait retirer les gens de la superstition par les railleries ; car je crois que, s’il réussissait, il les ferait devenir impies. » Leibnitz a raison, mais il est bien embarrassé. En toutes choses, l’alliance de la sagesse et de la liberté n’est pas facile. Peut-être entre Leibnitz et Shaftesbury n’y a-t-il que la différence de la réserve d’un conseiller de l’électeur de Hanovre et d’un pensionnaire de l’empereur d’Allemagne au franc-parler d’un pair d’Angleterre et d’un whig de 1688 ; mais on n’aura pas une médiocre idée du rang que l’un assigne à l’autre lorsqu’on l’entendra désigner l’écrit intitulé Rapsodie ou les Moralistes comme le « Sacrarium de la plus sublime philosophie où je fus, dit-il, aussi enchanté que son Philoclès. J’y ai trouvé, d’abord, continue-t-il, presque toute ma Théodicée, mais plus agréablement tournée, avant qu’elle eût vu le jour… Je n’avais cru trouver qu’une philosophie semblable à celle de M. Locke ; mais j’ai été mené au-delà de Platon et de Descartes. Si j’avais vu cet ouvrage avant la publication de ma Théodicée, j’en aurais profité comme il faut. »

La Théodicée avait paru en 1710, et les Moralistes l’année précédente. Leibnitz ne les connut qu’avec les œuvres complètes imprimées en 1711, et peut-être l’éloge raisonné qu’il fait de tout ce que ce recueil contient n’a-t-il été écrit que dans les années suivantes, les dernières de sa vie. Il avait soixante-dix ans, dit Mackintosh ? c’est l’âge où il mourut (1719) ; mais à quelque époque qu’il l’ait rendu, son témoignage classe avec autorité Shaftesbury dans cette grande école de philosophes que nous faisons remonter à Platon et que Platon faisait descendre de Pythagore. Il n’y peut compter comme créateur, quoiqu’il se soit montré penseur original et que la réflexion, non l’autorité, ait déterminé ses principes. Dégagés de leur caractère polémique, ces principes sont ceux de toute philosophie religieuse. Ce n’est pourtant pas de ce nom qu’on a constamment appelé celle de Shaftesbury. Leibnitz le déclare un des siens, et parmi ceux qui adoptent ou amnistient Leibnitz, beaucoup le repoussent et le condamnent. Quelques-uns même lui disent anathème, tandis que d’autres hésitent à la juger rigoureusement. C’est à regret que le sage Leland le range parmi les adversaires de la révélation ; il s’efforce de l’excuser par des inconséquences, tandis que l’évêque Berkeley sort de son calme pour le traiter avec une rudesse inaccoutumée, et que l’évêque Warburton prend vivement contre lui la défense de Locke, de ce Locke l’honneur de son siècle,