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abandonné ou trahi par son ami et son élève[1]. L’ami est Collins, qui, chargé par Locke de défendre sa mémoire, a commencé par insulter aux principes mêmes de ses croyances religieuses ; l’élève est Shaftesbury, qui, abusant des plus heureux dons, a poursuivi de ses sarcasmes la philosophie de son maître par haine de la foi qu’il avait défendue.

On remarquera, car Locke n’en est pas le seul exemple, qu’il est arrivé assez souvent aux philosophes de son école de trouver plus aisément grâce devant la sévérité de l’orthodoxie chrétienne que les promoteurs d’une morale plus divine et d’un spiritualisme plus décidé. En Angleterre surtout, on rencontrera à presque toutes les époques les preuves d’une préférence, au premier abord surprenante, accordée par l’église à une philosophie empirique sur une philosophie qui subordonne moins la pensée à la sensation. C’est l’analogue d’une opinion qui reprend faveur parmi nous, et d’après laquelle Aristote serait après tout plus près que Platon de la religion chrétienne. Sans accorder que les principes de l’un et de l’autre autorisent ce singulier choix, et en persistant à penser que Bossuet, Arnauld, Fénélon, ont bien fait d’abandonner saint Thomas pour Descartes, nous conviendrons que plus d’une fois les philosophes les plus résolus sur les principes communs et nécessaires à la religion naturelle ainsi qu’à la religion révélée se sont montrés les moins dociles à l’autorité théologique et les plus armés par la foi dans la raison pure contre toute autre foi. Bacon, dont on a prétendu par momens faire un matérialiste, est plus soumis à l’église que lord Herbert de Cherbury[2], qui se déclare si vivement pour la divine origine de nos facultés et de nos pensées. Shaftesbury, qui, dans ses idées spéculatives, offre tant de rapports avec Herbert, laisse percer comme lui pour les sectes religieuses une antipathie qui l’a rendu inaccessible à toute argumentation fondée sur le dogme du péché, la corruption de la nature humaine, la distribution arbitraire de la grâce, et l’infaillibilité dogmatique de toute parole en langue humaine. Quoiqu’il s’élève contre les incrédules de son temps, que, voyant dans Collins et Tindal des continuateurs malheureux de Locke, il se sépare d’eux avec affectation, on ne comprend guère de quel droit il prétendrait se faire plus qu’eux agréer par aucune église. Respectueux pour la religion lorsqu’il la nomme, il n’en cite jamais un dogme, un argument, un détail que pour le critiquer. Celui qui ne croit que sur la foi de l’autorité est à ses yeux un sceptique. Celui qui ne fait le bien que par crainte de l’autre vie est un mercenaire ; 42t c’est une faible garantie que la profession qu’il fait, en parlant de

  1. The Divine Légation, dédicace de 1738 aux libres penseurs.
  2. Voyez, sur lord Herbert de Cherbury, la Revue du 15 août 1854.