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vers les plaines que parcourent l’Ohio, le Wabash, le Haut-Mississipi, le Kansas, et n’ont-ils pas envahi les territoires fertiles des Carolines, du Kentucky, du Tennessee ? Pourquoi les vallées si pittoresques des Alleghanys, qui n’ont pas leurs égales dans l’Amérique septentrionale pour la grâce et le charme des paysages, ont-elles été laissées relativement désertes ? Pourquoi les états du sud, aussi peuplés que les états libres aux premiers temps de la république, ne contiennent-ils plus aujourd’hui, en y comprenant les esclaves, que le tiers de la population totale ? Évidemment parce que les travailleurs libres, désireux avant tout de sauvegarder leur dignité, n’ont pas voulu s’accommoder du voisinage et de la concurrence des travailleurs esclaves. Et pourquoi les abolitionistes ont-ils rempli de leurs clameurs les cités de la Nouvelle-Angleterre ? pourquoi du haut des chaires, dans leurs journaux, dans leurs brochures, ont-ils appelé la haine du peuple sur les propriétaires de nègres, sinon parce que l’esclavage existe à côté d’eux dans toute son horreur ? Ainsi que le comprend fort bien l’instinct populaire, c’est le noir asservi qui est la première cause de scission entre les planteurs du sud et les travailleurs libres du nord. La haine, grandissant avec la république elle-même et prenant sans cesse de nouvelles forces à mesure que l’accroissement des populations mettait les intérêts contraires en présence sur un plus grand nombre de points, a fini par éclater en guerre ouverte ; mais, lorsqu’elle s’exhalait simplement en paroles, on peut dire qu’elle avait déjà supprimé l’Union. Mœurs, législations locales, état social, tendances politiques, tout différait au nord et au sud de la grande ligne géographique de séparation, et c’était seulement par une succession de compromis que les hommes d’état des deux nations ennemies pouvaient maintenir aux yeux du monde une certaine unité apparente. Parmi les prodiges du siècle, c’est l’un des plus grands que cette paix mensongère ait pu durer si longtemps entre les orgueilleuses oligarchies du midi et les actives démocraties du nord. Une simple fiction constitutionnelle les unissait en un même groupe d’états, et cependant telle était la vertu souveraine de la liberté et de l’initiative individuelle que ce pays, ainsi partagé en deux fractions hostiles, a pu jouir d’une prospérité matérielle encore sans exemple sur la terre !

Après avoir vainement essayé de prouver, contre le bon sens populaire, que l’esclavage n’est pas responsable de la scission actuelle, M. Spence cherche à établir que cette scission a été, de la part des états rebelles, l’exercice d’un droit constitutionnel. Il est vraiment inutile de discuter ici cette théorie de la souveraineté absolue des états que professent aujourd’hui les esclavagistes, et dont tant d’écrivains ont démontré l’absurdité prodigieuse. L’histoire dit assez que si la première organisation des républiques américaines est venue aboutir au plus déplorable chaos, c’est qu’elle n’unissait pas étroitement les forces en un même faisceau, et ne constituait pas, vis-à-vis des autres peuples, une solide individualité nationale. C’est pour fondre toutes ces patries diverses en une même patrie que fut promulguée