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retraite devant la barbarie, et les antiques forêts reprendraient leur domaine. Et puis songe-t-on aux sommes considérables engouffrées dans cette transformation sociale ? Les esclaves représentent quatorze milliards, et la république américaine ne saurait, sans s’appauvrir indéfiniment, anéantir cet immense capital. Que M. Carlier se rassure ! Si l’on doit juger de la justice ou de l’injustice de l’émancipation par la somme d’argent qu’elle coûterait au monde, les planteurs ont heureusement pris soin de rendre cette émancipation plus facile en commençant une guerre qui, dans l’espace de quelques mois, a fait diminuer de plus des deux tiers la valeur de leur capital vivant ! Les millions que représentait la production du sucre, les milliards engagés dans la culture du cotonnier, dans l’élève et la possession des esclaves, se fondent à vue d’œil, et l’iniquité de l’émancipation, évaluée au cours actuel, s’amoindrit journellement ! Et d’ailleurs il nous est permis de croire que si l’affranchissement de 4 millions d’esclaves doit faire disparaître un capital de 14 milliards, cette valeur se retrouvera tout entière dans le travail de 4 millions d’hommes libres. Hélas ! combien différente serait aujourd’hui la situation des États-Unis, si les 10 milliards dépensés de part et d’autre depuis le commencement de la guerre pour regorgement de 300,000 hommes avaient été employés à l’amiable pour la libération des noirs asservis ! La moralité du peuple en serait grandement accrue, les libertés publiques ne seraient pas menacées par le redoutable développement des forces militaires, et l’histoire compterait de moins une série de pages sanglantes !

Les termes d’accommodement proposés en désespoir de cause par l’auteur de ce livre sont parfaitement chimériques de leur nature. L’écrivain demande qu’avant de prendre aucune mesure au sujet de l’esclavage, qui est en réalité le principe de la guerre, les hommes du nord et ceux du sud, aujourd’hui si acharnés les uns contre les autres, se réconcilient sans arrière-pensée sous les auspices de la France, de l’Angleterre et de la Russie ; la question si difficile des frontières devrait être réglée à l’amiable, soit par le rétablissement des anciennes limites qui coupaient la série des états libres en deux moitiés presque complètement distinctes, soit par une ligne idéale tracée astronomiquement à travers les états encore peuplés d’esclaves ; les Américains, ces hommes si fiers, si impatiens de toute intervention étrangère, devraient consentir à se mettre sous le patronage et la haute surveillance de l’Europe ! Lorsque ces impossibilités seraient réalisées, c’est alors seulement qu’on aborderait le problème de l’esclavage et qu’on exigerait impérieusement des planteurs la transformation graduelle de leur institution divine ! Mais que le sud se rassure : il aurait le temps de se préparer au nouvel ordre de choses. Avant de faire sortir l’esclave « d’une situation qui le protège, » les propriétaires s’occuperaient de l’élever moralement et religieusement et le dresseraient, lui ou ses enfans, à la liberté future. Ils seraient garantis eux-mêmes contre la fuite de leurs nègres par des mesures efficaces prises dans le nord contre les abolitionistes ; en