Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/520

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
I.

Il y a, de l’autre côté du Rhin, une chanson célèbre; c’est, si l’on veut, la Marseillaise des enfans de la Germanie. Elle a fait trembler plus d’un trône ducal ou grand-ducal, et commence par une question assez singulière : Quelle est la patrie de l’Allemand? A cette question succèdent des couplets qui la reprennent en détail. A chacune des strophes, le poète se demande quelle est cette patrie de l’Allemand : est-ce la Souabe? est-ce la Franconie? le pays qu’arrose l’Eider ou les plaines que fertilise le Mein? Chaque fois aussi il répond par un triple non, et pour conclure par le refrain uniforme : « Toute l’Allemagne doit être cette patrie!... » Étrange Marseillaise! se dira-t-on à coup sûr; singulier début d’un hymne populaire qu’une telle question de principes, qu’un tel doute cartésien exprimé sur le moi national lui-même! Ne serait-on pas en droit d’y saluer la fantasque dialectique hégélienne, qui définit l’existence comme un devenir continuel, tenu sans cesse en suspens entre l’être et le non-être?... Quoi qu’il en soit, le chant fameux de M. Arndt n’en exprime pas moins un sentiment réel, vivace et de jour en jour plus puissant; il révèle un problème qui ne cesse d’agiter douloureusement l’Allemagne, et qui pourrait bien, à un moment donné, affecter sérieusement les intérêts généraux de l’Europe elle-même.

Le problème du reste est aussi nouveau que la chanson : il date de ce siècle, et c’est en vain qu’on voudrait lui trouver des précédens ou des analogies dans l’Allemagne d’avant la révolution. Le saint empire romain, — qui, selon le mot de Voltaire, avait le triple désavantage de n’être ni saint, ni romain, ni même un empire, — a été en effet, et dès son origine, une expression plutôt universelle que nationale, l’affirmation de l’état en face de l’église, la forme cosmopolite du temporel en opposition à une autre forme non moins cosmopolite du spirituel. A force de vouloir créer l’unité du monde chrétien, les empereurs négligèrent de créer celle de leurs peuples, et l’idéal constamment poursuivi par les Hohenstauffen devint le plus grand obstacle à la formation d’une patrie allemande. Chose curieuse, mais qui, pour être maintenant rendue bien évidente par les historiens allemands, n’en semble pas moins peu faite pour servir de leçon à leurs compatriotes, ce furent précisément les desseins ambitieux, les efforts continuels des Hohenstauffen pour dominer l’Italie qui amenèrent le relâchement du lien unitaire en Allemagne. Afin d’accomplir ses plans au-delà des Alpes, l’empereur Frédéric II notamment dut accorder aux nombreux