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grands vassaux de la Germanie cette « pleine souveraineté » (landeshoheit) qui devint la cause principale du morcellement de la patrie. Ce démembrement en petites souverainetés alla toujours en croissant; il fut singulièrement favorisé par la réforme, par la guerre de trente ans, et il reçut sa plus forte expression au commencement du XVIIIe siècle, alors qu’un électeur de Brandebourg put se proclamer roi à la face et contre la volonté de l’empereur. Si un tel état de choses a beaucoup contribué au développement intellectuel de l’Allemagne, à la création de divers foyers de science, à la libre diffusion des lumières, que n’étouffait point une centralisation despotique, il n’en a pas moins eu des effets très fâcheux. Il a favorisé au plus haut degré l’ingérence et parfois même la prédominance de l’étranger dans les affaires du pays; il a empêché toute action commune et presque annulé toute portée politique d’une nation qui, par sa position géographique, par le chiffre de sa population, par sa culture et sa richesse, pouvait à bon droit prétendre à compter parmi les grandes puissances de l’Europe. Ce qui est plus grave, il a ôté à la même nation ce noble sentiment de virilité et de mâle énergie qui a sa source dans l’idée et dans la réalité d’une grande destinée politique. Rien de plus saisissant que le contraste, au XVIIIe siècle, entre la hardiesse de l’esprit allemand dans la sphère de la pensée et sa pusillanimité dans la vie civique, entre l’épanouissement prodigieux de la littérature et l’état décrépit des institutions. Ce n’est pas que du sein de cette littérature même un cri ne s’élevât parfois pour arracher le pays à ce contentement tout spirituel, et lorsque Lessing lui lança cet amer et célèbre reproche, que « le caractère national de l’Allemand consistait précisément à n’en avoir aucun, » on y vit certes autre chose et mieux que le dépit d’un noble génie qui avait échoué dans l’effort de créer un théâtre à Hambourg. Le premier drame de Goethe, de ce grand artiste qui a su si vite se désintéresser des affaires du monde, fut, lui aussi, un appel aux forces vives de la nation, une imprécation superbe contre l’engourdissement de l’esprit public, et le Goetz von Berlichingen traça un tableau désolant de l’anarchie et de l’abaissement de l’empire germanique, qui, pour être daté de l’époque de la réforme, n’en reflétait pas moins le temps au milieu duquel vivait le poète. De tels éclairs traversaient toutefois l’air alourdi sans rien ébranler, sans amener la moindre secousse. L’Allemagne demeura tout absorbée par le grand travail de renouvellement qu’elle avait entrepris dans les hautes régions de la théologie, de la philosophie, de l’art et de la poésie, et si elle daigna par hasard descendre de temps en temps sur le domaine terrestre, ce fut plutôt pour embrasser un avenir lointain que pour se rendre compte du moment présent, pour me-