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l’esprit allemand, et, il faut bien l’avouer, ce furent les violences du conquérant, les outrages de la domination étrangère qui rallumèrent au sein de ces peuples le sentiment patriotique presque éteint; c’est de l’invasion française que date la renaissance morale de l’Allemagne d’aujourd’hui. Nos voisins se reportent volontiers et à chaque instant, par la pensée, à cette époque mémorable où à un abaissement sans exemple succéda un élan comme ils n’en avaient pas connu depuis des siècles, où une léthargie qui ressemblait si bien à la mort fut si vite remplacée par une résurrection éclatante. Ils puisent dans ces souvenirs de la guerre de délivrance le sentiment de leur force et de leur grandeur à venir. Sans doute dans ces éloges que les Allemands se décernent à eux-mêmes il y aurait beaucoup à rabattre, sans doute leur engouement pour cette grande œuvre nationale de 1813 ne manque ni de jactance ni d’une naïveté quelque peu outrecuidante. A les entendre, ce sont eux seuls qui ont « terrassé le géant, » c’est à leurs efforts que l’Europe doit uniquement sa délivrance. Ils oublient un peu trop qu’ils n’avaient été, après tout, que les tard venus dans la croisade générale des peuples contre une France épuisée par des luttes titaniques; ils oublient qu’ils n’avaient couru à l’ennemi qu’après s’être bien assurés de ses blessures mortelles; ils ne daignent pas se rappeler que la même année les avait vus à Moscou à la suite de Napoléon, et à Paris à la suite des Anglais et des Russes; ce qui prouve à coup sûr une grande habileté dans le choix du moment, un mouvement de volte-face prestement exécuté, mais ce qui ne témoigne ni d’une âme romaine, ni d’un héroïsme à outrance. Pour parler avec Falstaff, « la circonspection fut ici la meilleure partie du courage. »

Mais bien plus que cet art de la guerre, qui avait eu besoin de tant d’auxiliaires, de garans et d’assurance, le juge impartial admirera les arts de la paix qui avaient mûri le soulèvement national, le travail lent, persévérant et consciencieux qui prépara la subite explosion de 1813. Certes il y eut quelque chose de grand et de beau dans ce réveil énergique après un si long assoupissement, dans cette marche réfléchie, mais ferme, vers un but noble et légitime, dans cette conspiration silencieuse de toutes les forces vives de la nation pour une œuvre commune. Ecrivains, hommes d’état et capitaines, nobles, bourgeois et paysans, princes et peuples, tous semblèrent obéir à un mot d’ordre tacite qui ne fut autre chose que le cri de la conscience, la voix de la patrie. La littérature n’avait fait jusqu’ici que planer dans des abîmes ou se bercer dans les nuages : elle descendit sur terre, et sut parler la langue du moment. Schiller devint le poète chéri, le génie « prophétique » de la nation, et il serait impossible en effet de refuser un grand don