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spirituelle dans toutes les parties du monde n’a pu se développer que dans un temps où l’on se détachait volontiers du sol natal et de ses amers souvenirs; il est également superflu de faire remarquer le fond cosmopolite d’une telle école. Le mot seul de « littérature universelle » (welt litteratur), tant prôné par les romantiques, nous peut tenir lieu de toute autre preuve. Sous l’impulsion de cette école, l’Allemagne parvint, à certains égards, à se former véritablement une immense littérature universelle; elle « s’appropria, » commenta et expliqua toutes les œuvres de l’esprit humain, depuis les hymnes des Védas jusqu’à Shakspeare, depuis Homère jusqu’aux chants des vaïdelotes aveugles de la Serbie. Après les œuvres poétiques de tout peuple et de tout âge, elle se mit à étudier la religion, la philosophie, la mythologie, l’histoire et les traditions de chacun d’eux : travail immense, incomparable, monument glorieux de l’activité, de la flexibilité et de l’universalité de l’esprit germanique, mais indice aussi de son éloignement de la vie active, seul point de vue auquel il nous est permis de parler ici des phénomènes littéraires.

À ce même point de vue, la spéculation de Hegel, quoique profondément opposée par ses idées et ses goûts à l’école romantique, n’en répondit pas moins bien à la disposition générale des esprits d’alors. Pendant un long espace de temps, on peut même dire jusqu’en 1848, l’auteur de la Phénoménologie a régné en souverain sur les intelligences de l’Allemagne ; sa philosophie fut même investie à Berlin d’un caractère en quelque sorte officiel. Il est de mode aujourd’hui de conspuer ce génie immense, de ridiculiser le plus grand penseur que le monde ait connu depuis Aristote, et certes nous voudrions nous tenir aussi loin que possible de pareils dénigremens, dont l’insolence n’est d’ordinaire égalée que par la trivialité. Il importe cependant de constater l’influence délétère de son système sur l’esprit public de l’Allemagne. On s’est étonné à juste titre de la considération dont cette philosophie a joui auprès d’un gouvernement aussi absolu que celui de Berlin, et les apothéoses incidentes que l’habile professeur faisait de temps en temps du régime prussien (il le présentait parfois comme le dernier mot de la civilisation !) ne suffisent pas en effet pour expliquer la faveur que lui accordait le ministère d’Altenstein. Il y avait à tout cela une raison bien autrement profonde, et qui démontre en même temps la grande affinité du système avec l’état des âmes de l’Allemagne d’alors : c’est que ce système enseignait l’indifférence en toute matière; entendons-nous : non pas l’indifférence ordinaire et frivole, mais l’indifférence suprême, suite de la suprême curiosité. Pascal a parlé d’une seconde ignorance, celle qui vient après le savoir; on peut dire de même que Hegel a insinué une seconde insouciance,