Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/538

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

héros et de son sujet et de s’aveugler sur leur importance : eh bien! M. Gervinus étonna, frappa les esprits par un procédé tout contraire. S’il résumait admirablement le grand travail de la nation sur le champ de l’idée et de l’idéal, c’était pour lui démontrer que tout était épuisé de ce côté; s’il étalait devant ses yeux émerveillés toutes les richesses acquises, c’était pour l’en dégoûter; s’il lui racontait ses labeurs ardens, incomparables, c’était pour déplorer une énergie si mal employée. Il lui représentait sa suprême force comme sa principale faiblesse, et lui faisait honte pour ainsi dire de sa gloire même. Il s’arrêtait complaisamment devant chaque époque brillante, devant tout chef-d’œuvre remarquable, devant tout génie sublime; il en détaillait les mérites, célébrait la grandeur, exaltait l’éclat et concluait presque à leur vanité; à l’encontre du prophète de la Bible, à chaque regard jeté sur les tentes innombrables du peuple de Dieu, il levait la main pour bénir et finissait par maudire. Il maudissait l’excroissance d’une seule faculté au détriment de toutes les autres, plus dignes et bien autrement essentielles; il rendait la nation responsable du manque « d’achevé » dans ses plus grands génies littéraires, et il rendait d’un autre côté la littérature responsable de l’état délabré et béotien de la nation. Pourquoi les Niebelungen, malgré tant d’élémens de grandeur, n’ont-ils pas atteint la perfection de l’épopée homérique? pourquoi le théâtre de Goethe et de Schiller n’a-t-il pas acquis la plénitude et la vigueur de la scène de Shakspeare? pourquoi Lichtenberg est-il resté bien en arrière de Swift ? pourquoi tel poète qui pouvait devenir un Virgile est-il demeuré un Ovide? Parce qu’en tout et à tous a manqué cette base solide et large que donnent une idée nationale, une politique nationale, une grande existence commune. Pourquoi d’un autre côté le peuple allemand est-il si gauche et si mesquin, si dépourvu de toute initiative et de tout esprit public? Parce que les préoccupations littéraires lui tiennent lieu de toutes les autres, parce que l’arbre de la science a dépassé chez lui démesurément et écrasé l’arbre de la vie, parce que la lampe de l’étude a remplacé pour lui le soleil des vivans!

Qu’est-ce que la vie active en Allemagne? Rien; qu’est-ce qu’elle doit être? Tout : telle était à peu près la conclusion de ce pamphlet étrange, qui avait cinq gros volumes, imposait par une science sans rivale et charmait par une critique fine et supérieure. De la hauteur d’un mâle patriotisme, M. Gervinus flétrit le relâchement humanitaire de Herder, jugea sévèrement la morgue olympienne de Goethe, tança Schiller lui-même de sa tiédeur civique, bafoua l’épicurisme littéraire de Schlegel, perça à jour Jean-Paul, qui lui semblait l’incarnation la plus fidèle du génie provincial, mesquin, rêveur et effroyablement écrivassier de l’Allemagne. Il démontrait à toute oc-