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de Saint-Cyr; mais par au hasard singulier à cette époque de guerre il n’avait point fait campagne. Avec une ténacité au-dessus de son âge, il avait consacré ces quatre années à l’étude de son art. De même qu’il lisait César, il avait lu Polybe, Montécuculli et Frédéric le Grand, et se prenait d’enthousiasme chaque jour pour les merveilles stratégiques des récentes campagnes d’Italie et de Prusse. Il était ambitieux et rêvait pour lui-même ces illuminations soudaines qui viennent au génie sur le champ de bataille et lui asservissent la fortune; mais bientôt il retombait avec ennui de toute la hauteur de ses rêves dans la réalité. La réalité, c’était cette vie de garnison qu’il était obligé de mener, et dont les occupations, toujours les mêmes, l’enlevaient à ses chères études et lui volaient son temps. À ce dernier point de vue, il ne prenait part que rarement aux plaisirs de ses camarades, car ces plaisirs, qu’il jugeait peu dignes de lui, le fatiguaient sans le distraire. Il recherchait avec avidité les moyens de s’isoler, et son grand bonheur était de les trouver. Aussi fut-ce très sérieusement qu’il songea pendant ses vingt-quatre heures de garde à l’incident de la matinée. S’il n’eût été qu’un esprit superficiel, il eût mis ce qui lui était arrivé sur le compte d’une simple distraction; mais c’était précisément ce phénomène de la distraction qu’il voulait analyser, car il y voyait en germe tout un ordre de faits dont il pouvait tirer parti. La distraction ne prouve-t-elle point que, lorsque l’esprit est absorbé, le corps, livré à lui-même, peut agir en vertu d’une direction antérieure ou d’une habitude prise depuis longtemps? Ainsi, en disciplinant le corps, en lui apprenant à mesurer le temps, à se souvenir et à obéir, les actes journaliers et périodiques de la vie doivent s’accomplir sans que l’intelligence, après avoir une fois donné l’impulsion, soit forcée d’intervenir de nouveau. En allant plus loin, s’il surgit quelque circonstance imprévue qui les modifie légèrement, le corps suffisamment dressé doit se conduire par analogie et ne point troubler encore l’âme dans les spéculations plus hautes qui l’occupent. Voilà ce que se dit Pierre, et après avoir passé en revue les devoirs et les plaisirs de sa vie si régulièrement monotone, il résolut de leur appliquer ce système d’une existence simultanément intelligente et automatique dont il venait d’entrevoir la possibilité.

Tout alla selon ses désirs avec moins de peine qu’il ne l’aurait supposé. Il est vrai qu’il n’est point difficile de se promener de long en large dans la cour d’une caserne en surveillant l’instruction des soldats. La charge en douze temps favorisait les projets de Pierre. Le bruit sec et précis ou heurté du maniement d’armes sollicitait son approbation ou son blâme. Les besoins du service courant amenaient sur ses lèvres les mêmes réponses ou des variantes prévues à