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réel, pour que les populations s’en contentent, il faut qu’elles voient leur espoir prendre corps successivement ; sinon, il tourne en colères sourdes et en sentimens subversifs. La vente des biens nationaux, en vertu de laquelle un tiers peut-être du territoire a changé de propriétaire en se vendant à des conditions extrêmement favorables pour l’acheteur, n’a profité au paysan que sur de très petites proportions, parce qu’encore fallait-il avoir quelques avances, et le paysan en était dépourvu. C’est presque uniquement la bourgeoisie moyenne, avec les artisans des villes ou des bourgs, qui s’en est enrichie.

En somme, à l’heure actuelle, le paysan français est très pauvre, je ne dis pas dans tous les départemens, mais dans la grande majorité. Sa condition matérielle est bien au-dessous de celle du paysan des îles britanniques. La maison qu’il habite, au lieu de ressembler à ces cottages d’un aspect agréable dont se composent la plupart des villages anglais, peut, presque aussi bien que du temps de La Bruyère, être appelée une tanière. On n’y rencontre rien de ce qui fait le bien-être et la commodité de la vie ; ce sont des constructions où manque ce qui est le plus indispensable même à l’hygiène : un rez-de-chaussée humide sans plancher, pavé à peine, où l’on est pêle-mêle avec les animaux domestiques ; à la porte, un tas de fumier qui empeste l’atmosphère ; aucune disposition intelligente pour se garantir du froid pendant l’hiver, quoique à cet égard les modèles soient tout trouvés, puisqu’il n’y aurait qu’à copier l’Allemagne et l’Europe orientale ; — une nourriture grossière où la viande n’apparaît que comme un rare phénomène, même dans les provinces les plus renommées pour la production du bétail, fort rarement l’usage du vin malgré l’abondance et le bon marché de cette denrée en France, le plus souvent de l’eau claire, et, dans les départemens qui se croient privilégiés, un cidre dépourvu de toute vertu. Je pourrais citer telle localité située à 50 kilomètres des marchés où le vin est au plus vil prix, et dans laquelle, cependant le travailleur des champs, nourri par le propriétaire ou par le fermier, n’a jamais une ration de vin à son repas, excepté peut-être chez quelques propriétaires qui, moins avares ou calculant mieux que les autres, distribuent du vin aux travailleurs à l’époque de la moisson seulement.

L’instruction est au niveau du régime alimentaire et de l’habitation ; le paysan français ignore ce qu’il aurait le plus besoin de savoir pour être un agriculteur passable et retirer de la terre un peu de bien-être en échange de son travail. Dans son enfance, il a peu été à l’école, ou, s’il y a été, il a eu bientôt oublié le peu qu’il y avait acquis. Son bagage intellectuel se compose principalement de quelques notions qu’il a pu ramasser lorsqu’il allait de garnison en garnison et de province en province, pendant les sept années