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fenêtre, qu’il tombe d’un ballon ou qu’il sorte d’une mine, tout le monde le reconnaît avant qu’il n’ait ouvert la bouche, et il n’a pas plutôt commencé son couplet sur la vapeur et sur le progrès que tout le monde est tenté de le finir. Nous ne savons en vérité si les ingénieurs ont eu réellement tant à se plaindre de l’esprit aristocratique de la société française, et si on leur a vraiment refusé la main de cette innombrable armée de jeunes filles qu’ils viennent tous les soirs, depuis dix ans, conquérir par l’ascendant du génie sur le théâtre; mais, alors même qu’on les aurait si longtemps méconnus et qu’on aurait commis à leur égard cette longue série d’injustices, il serait digne de leur fortune présente et de leur générosité d’en rester là. Ils nous ont assez redit leur affaire, ils se sont assez vengés.

Ce serait pourtant faire tort à M. Sardou que de nous borner à contester le mérite de son style, la vraisemblance et l’intérêt de son action, l’originalité de ses caractères. L’auteur des Ganaches a cédé à une ambition plus haute encore que celle de créer des caractères; il a voulu nous donner une leçon de morale et de politique, et ce serait traiter une telle prétention avec trop peu d’égards que de la passer entièrement sous silence. Quelle est donc la leçon politique que veut bien nous donner M. Sardou, l’impression salutaire qu’il veut nous laisser dans l’esprit? Il a daigné s’expliquer à ce sujet vers la fin de sa pièce, et l’une de ses ganaches les plus obstinées, convertie par tout ce qui vient de se passer, en conclut « qu’il faut être toujours l’homme de son temps. » La leçon n’est pas nouvelle; en outre elle est un peu vague, et sujette à plus d’une objection. Il y a eu en effet plus d’une époque dans l’histoire du monde où il était si louable de ne pas vouloir être de son temps, que la postérité en a su un gré infini à ceux qui avaient ce trop rare courage. Lorsque Caligula, par exemple, faisait son cheval consul, il est évident que le Romain qui se refusait à saluer le nouveau magistrat n’était pas de son temps, et cependant nous hésiterions à croire que M. Sardou osât lui jeter la pierre. Quand Thraséas évitait de sacrifier à Néron, il n’était pas de son temps, il rompait avec la religion à la mode, et cependant on aurait quelque peine à déshabituer le genre humain de conserver avec respect le souvenir de cette obstination périlleuse, que M. Sardou ne voudrait pas, j’en suis sûr, qualifier d’extravagante. Il faut donc souffrir quelques restrictions à cette maxime, et l’auteur des Ganaches, qui l’a gravée pour notre instruction au sommet de son monument, ne l’a certainement pas entendue de cette façon générale. Il a voulu dire plus modestement que ceux qui aujourd’hui ne voulaient pas être de leur temps avaient tort, parce qu’il y faisait très bon vivre, et qu’en somme on n’a jamais vu de meilleur temps. Voilà, enfin réduite à sa plus simple expression et dégagée de toute équivoque, la thèse politique de l’auteur.