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tion et à la bienveillance de ceux qui pouvaient être leurs plus intraitables adversaires, et qu’ils désarment en leur livrant l’élément chrétien de la solution de la question orientale. On doit convenir, si l’on se place au point de vue hellénique, que c’est un beau coup de partie, et que les Grecs le jouent admirablement.

Que feront les Anglais ? Il est triste pour la France de s’être laissé réduire dans cette crise à un rôle passif par l’imprudence de sa camaraderie récente avec la cour de Russie, et d’attendre, en spectatrice morose et inquiète, que l’événement lui apprenne ce que feront les Anglais. Le cabinet de Saint-James acceptera-t-il en faveur du prince Alfred le trône de Grèce ? Pour le oui et pour le non, il y au, au point de vue anglais, de puissans argumens. D’abord le gouvernement anglais n’est point forcé de donner une réponse immédiate. Nous vivons à une époque où tout le monde a pris goût aux manifestations à grand fracas : avant d’arrêter une résolution finale, les Anglais peuvent se donner le temps de jouir d’une démonstration du suffrage universel hellénique à leur adresse. Cette agréable situation permet aux journaux qui passent pour être les confidens de lord Palmerston d’agacer à leur aise nos journaux officieux. Il s’agit d’abord de laisser s’accomplir le rite du suffrage universel, devant lequel, quant à nous, nous sommes tenus de tirer religieusement notre chapeau : on verra après. En tout cas, on ne fera rien sans prendre conseil de l’Europe. Le suffrage universel d’abord, l’Europe consultée ensuite, on voit que le Morning Post renvoie poliment au Constitutionnel l’ordre et la marche que le Constitutionnel dressait pour l’instruction du Morning Post à la veille de nos annexions de la Savoie et de Nice. Au surplus, la tentation est forte pour l’Angleterre. Accepter le trône de Grèce, se rattacher par un lien étroit les Hellènes et les populations chrétiennes d’Orient, c’est se débarrasser avec un bénéfice inouï du protectorat des Iles-Ioniennes, protectorat gênant pour une nation libérale ; c’est occuper la position stratégique et maritime la plus forte que l’Angleterre puisse prendre entre les deux bosphores, celui qui échappe à l’ambition russe ; et celui qui va s’ouvrir à l’isthme de Suez ; c’est se mettre en état dès à présent de dominer toutes les issues de la question d’Orient. L’Angleterre, pour s’avancer dans le labyrinthe oriental, n’avait jusqu’à ce jour qu’une jambe, la Turquie ; l’autre, la Grèce, s’offre à elle ; elle peut trouver qu’il est plus commode de courir sur deux jambes que de marcher à cloche-pied.

Quand d’ailleurs l’opportunité serait-elle plus favorable ? L’opposition de la Russie et de la France est à craindre sans doute : jamais cependant elle ne pourra être moins redoutable qu’en ce moment ; jamais la Russie ne sera plus affaiblie, et quant à la France, elle tourne le dos à l’Orient ; c’est au far west que tend son esprit d’entreprise. Soldats, millions, rails de chemins de fer, elle envoie tout au Mexique avec une présence d’esprit qui se peut dire incomparable. À ces raisons séduisantes l’intérêt anglais, nous le savons, peut opposer de graves réponses. Malgré le désavantage de leur