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sauvent clandestinement, et reviennent un instant après sous leur premier costume. Une explication orageuse a lieu alors entre les quatre amans, et la ridicule comédie que viennent de jouer Guglielmo et Ferrando se termine par un bon mariage.

Tel est l’imbroglio absurde qui a inspiré à Mozart l’un de ses trois grands chefs-d’œuvre de musique dramatique, car la partition de Cosi fan tutte est presque à la hauteur des Nozze di Figaro et de Don Giovanni. Mozart n’a rien écrit de plus touchant que le quintette du premier acte, — Di scrivermi ogni giorno, — de plus gai que le trio bouffe, — E voi ridele ? — de plus adorable que l’air, — Un aura amorosa, — de plus savant et de plus compliqué que le sextuor qui termine le premier acte. Qu’y a-t-il de plus gracieux que le duettino de Fiordiligi et de Dorabella au second acte, — Prenderò quel brunettino, — et celui entre Guglielmo et Dorabella, — Il core vi dono ? — Quel air admirable de style que celui de Ferrando, — Tradito, schernito ! — Il est triste de constater qu’au Théâtre-Italien on supprime et on dérange plusieurs des plus beaux morceaux de Cosi fan tutte. Ainsi on passe le duo entre Ferrando et Guglielmo, — Al fatto dan legge, quei occhi vezzosi, — le quatuor entre les trois hommes et Despina, — La mano vi dono, — le duo entre Guglielmo et Dorabella, — Il core vi dono. — Mme Frezzolini supprime le grand air, — Per pietà ben mio. — De pareilles licences sont indignes d’un grand théâtre subventionné pour entretenir en France le goût de la belle musique italienne et l’art de bien chanter.

Quoi qu’il en soit de ces mutilations inintelligentes, qu’on pouvait s’épargner peut-être, soyons reconnaissans envers les artistes qui ont contribué à la restauration de l’opéra Cosi fan tutte, l’un des plus difficiles et des moins connus de Mozart. M. Naudin surtout, dans le rôle de Ferrando, a révélé un talent de chanteur qu’on ne lui connaissait pas. Il dit particulièrement la délicieuse mélodie, — Un’aura amorosa, — avec beaucoup de délicatesse. M. Bartolini serait beaucoup mieux dans le rôle de Guglielmo, s’il pouvait éclaircir un peu le timbre de sa voix de baryton, trop mélodramatique ; quant à M. Zucchini, il se tire habilement du personnage difficile de don Alfonso. Les deux sœurs Fiordiligi et Dorabella sont représentées par Mmes Frezzolini et Alboni, dont la belle voix de contralto semble s’appesantir. Il lui arrive quelquefois de ne pas chanter juste lorsqu’elle est obligée de soutenir des notes élevées où elle ne peut plus se maintenir sans efforts, Mme Frezzolini supplée par l’art et l’élégance de son style à la belle voix de soprano qu’elle n’a plus. Mlle Battu est gentille sous les différens costumes qu’elle est obligée de revêtir dans le rôle de la camériste Despina.

L’opéra de Cosi fan tutte, qui a aujourd’hui soixante-douze ans de date, n’a pas eu à l’origine un succès égal à celui qu’ont obtenu les autres chefs-d’œuvre dramatiques du même maître, l’Enlèvement au sérail, les Nozze di Figaro, Don Giovanni et la Flûte enchantée. Le libretto, qu’on a pris trop au sérieux, a toujours empêché que l’opéra de Cosi fan tutte restât longtemps au répertoire. Ce n’est qu’à la longue qu’on est parvenu à apprécier la musique de Mozart ce qu’elle vaut par elle-même, et qu’on a compris que ce grand peintre des délicatesses intimes de l’âme a transfiguré les personnages vulgaires du poète italien comme il avait transformé en poésie la prose spirituelle du Mariage de Figaro, de Beaumarchais. Oui,