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registre les dons, tributs et redevances de diverses sortes qui arrivaient au pope Eusèbe, canards, oies, dindons, sacs de maïs, outres remplies de vin, raki, fromages, lait de buffle, fagots, trèfle, orge, paille, viande, caviar, fruits, caïmés, argent comptant. Elle n’entendait pas raillerie sur la qualité des matières livrées, gourmandait les retardataires, et déterminait l’usage ou la vente de tous ces objets, de façon que rien ne se gâtât. Au milieu de ces soins, Kyriaki trouvait le temps de songer à sa toilette. Ses beaux cheveux blonds étaient toujours soigneusement nattés en deux tresses épaisses, qui lui tombaient jusqu’aux genoux. Elle portait d’ordinaire une petite veste de couleur tendre qui dessinait son corsage et un large pantalon serré aux chevilles; les pieds nus, même quand elle descendait au Danube pour chercher de l’eau. C’était là tous les jours la promenade de Kyriaki. Vers une heure, les jeunes filles du quartier des Bulgares se réunissaient et descendaient en troupe pour puiser de l’eau près du quai de la Marine; elles pouvaient ainsi se défendre contre les curieux et aussi échanger entre elles les nouvelles du jour. Puis elles remontaient bravement, pieds nus, par un chemin âpre et pierreux, portant sur leurs épaules, en équilibre aux deux bouts d’un bâton, leurs seaux de cuivre ronds et bien fourbis. Les dimanches seulement, Kyriaki s’habillait à l’européenne; elle relevait ses nattes, qu’elle nouait dans un foulard placé coquettement sur un côté de sa tête ; elle mettait une robe à longue jupe ; elle portait des bas, des bottines et une ombrelle. Quant à l’esprit, elle l’avait vif, gai et ouvert. Non-seulement elle dominait toutes ses compagnes, mais les femmes des consuls qui la connaissaient étaient émerveillées de l’à-propos de ses réponses et du tour de sa conversation. Elle étonnait par la hardiesse de son caractère et une franchise de pensée inconnue chez les jeunes filles de sa nation. Naturellement nourrie de superstitions religieuses, elle avait cependant arraché violemment de son esprit certains préjugés populaires dont l’absurdité l’avait frappée; mais elle se montrait surtout la digne fille du pope Eusèbe par la haine qu’elle nourrissait contre les Turcs. Ce sentiment, fort au-dessus de son âge, avait chez elle une étrange énergie. Elle comprenait son père, elle le suivait dans ses manœuvres, elle partageait ses espérances ; elle en savait plus à ce sujet que le pope ne pouvait se l’imaginer. Au lieu de trembler en voyant qu’il se jetait dans des intrigues dangereuses, elle en ressentait de la joie, et elle en récompensait silencieusement le pope en l’entourant de prévenances et de caresses.

Kyriaki avait à Routchouk au moins un amoureux dévoué : c’était Cyrille, jeune Bulgare que Clician, négociant grec, employait comme commis. Bulgare de race raffinée, Cyrille portait le cos-