Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/848

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

jeunes gens dont le dévouement lui était acquis, et qui devaient diriger le tumulte avec adresse. L’un d’eux, Costaki, avec des gens dévoués, surveillerait le quartier qu’habitent les Turcs du côté de la ville qui est opposé au Danube. Les Turcs ne se préoccupent guère des processions des raïas et dorment d’ordinaire tranquillement pendant que ceux-ci font leur tapage ; mais si, éveillés par le bruit des attaques, ils couraient du côté des batteries, Costaki, avec ses gens, leur barrerait la route et gagnerait du temps en engageant une rixe. A cet effet, Eusèbe lui avait remis quelques armes secrètement rassemblées et sur lesquelles il avait appelé la bénédiction de la Panagia : c’étaient quelques boutchaqs ou poignards et quelques longs pistolets que les jeunes conjurés pouvaient cacher dans leurs amples culottes, et dont Costaki ne devait leur permettre de faire usage qu’à la dernière extrémité, car le pope répugnait à l’idée de faire couler le sang des siens. Enfin un jeune Grec nommé Christodoulo et le négociant Clician devaient se tenir toute la nuit à la tête de la procession, aux côtés du pope, prêts à porter ses ordres en cas d’accident. Le cœur de Kyriaki battait violemment pendant que son père lui exposait toutes ces choses. Elle éprouvait quelque effroi de savoir tant de gens dans la confidence du terrible secret; mais, par des mesures si bien combinées, le succès lui semblait assuré. — Et moi aussi, mon père, dit-elle, je serai près de vous toute la nuit avec Clician et Christodoulo. Servez-vous de moi, si vous aimez votre fille.

— Je le veux bien, dit le père, et que la Panagia soit avec nous! Va dormir.

Eusèbe se leva. Kyriaki, remontant dans sa chambre, dressa son lit avec des nattes et des couvertures, et s’y étendit tout habillée, suivant l’usage du pays. Elle rêva bataille : Costaki et les autres Bulgares engageaient une terrible mêlée avec les Russes; elle y assistait, elle animait les combattans, elle recevait les blessés dans ses bras, puis elle se trouvait transportée à l’attaque des batteries. Dans l’ombre, les Russes escaladaient le parapet; ensuite la fusillade s’engageait, les Turcs fuyaient; l’image glorieuse de la Panagia s’élevait au-dessus des forts, entourée de flots de lumière, couronnée d’une auréole étincelante, et éclairant au loin la ville et le Danube. Alors Eusèbe, en grande pompe, dans l’église brillamment parée, disait la messe de la délivrance. Au sortir de l’église, d’innombrables quantités de Grecs et de Bulgares, accourus des contrées les plus lointaines, se jetaient à ses pieds et baisaient les mains de leur libérateur. Enfin, quand déjà le jour allait poindre, Kyriaki rêvait encore, elle rêvait que la Panagia reprenait l’anneau donné à Cyrille et le passait au doigt d’Henri.