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près d’être abandonné de ses cavaliers. En cet instant critique, sa présence d’esprit le sauva. Dans l’espace qui s’étendait entre les bachi-bozouks et les Russes, il y avait sur la gauche une sorte de mare peu profonde qui se déversait dans un petit ruisseau. Eumer la montra aux siens: — Mes enfans, dit-il, nous ferons en chargeant un détour de ce côté. Les pieds de nos chevaux tremperont dans l’eau. Allah n’en demande pas plus pour ce matin! — C’est vrai! le général a raison! sus à l’ennemi! — crièrent les plus courageux, et ils entraînèrent ceux qui hésitaient. La petite troupe partit au galop, se détourna pour traverser la mare, et tomba avec de grands cris sur les Russes, qui se débandèrent en fuyant de toutes parts.

Du côté de la mer cependant, Fotzer avait engagé résolument le feu avec l’infanterie turque : on voyait les officiers russes, avec leurs cannes, abaisser les fusils des soldats pour les faire tirer droit; mais, lorsque son lieutenant eut été défait, le colonel descendit vers le rivage et commanda à ses troupes de monter dans les bateaux. Eumer, laissant les bachi-bozouks poursuivre les fuyards, vint se mettre à la tête de ses deux bataillons, et poussa vigoureusement les soldats de Fotzer. L’embarquement, commencé avec ordre, s’acheva dans le plus grand tumulte. Les Russes s’entassaient sur les bateaux et gagnaient précipitamment le large sous un feu meurtrier. Un grand nombre, acculés au rivage, étaient précipités dans le Danube. La déroute fut complète. Deux canons de campagne qui se trouvaient dans Routchouk, et qu’Eumer avait fait chercher en toute hâte, arrivèrent à temps pour se mettre en batterie sur la rive et couler au milieu du fleuve des barques lourdement chargées. Le Danube se couvrit de cadavres et de bateaux renversés. Un millier de Russes environ, qui restaient dispersés sur la rive turque, mirent bas les armes et furent conduits comme prisonniers à Routchouk.


V.

Le soleil était à peine levé depuis deux heures quand Eumer-Bey, vainqueur, rentra dans la ville avec les bachi-bozouks, les deux bataillons d’infanterie et ses prisonniers. Il avait le droit d’être fier du succès qui venait de couronner ses efforts; mais le gouverneur de la Bulgarie, le vieux Saïd-Pacha, voyait avec déplaisir le rôle brillant qu’était venu jouer chez lui le jeune général. Eumer avait passé plusieurs années de sa jeunesse dans les ambassades; il parlait les langues des nations de l’Occident; Saïd n’aimait pas ces jeunes effendis, corrompus par une civilisation étrangère, et qui, disait-il, amèneraient la ruine de l’empire. Bien qu’il eût montré la plus profonde incurie pendant cette nuit périlleuse, il se plaignait déjà des pouvoirs qu’Eumer s’arrogeait dans Routchouk. Aussi, lors-