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d’Orr, bien des gens penseront avec le capitaine Kittridge qu’il n’y a là rien qui autorise à désespérer de l’avenir d’un jeune homme de dix-huit ans, d’un marin qui a déjà fait ses preuves, et le retour de Mosès Pennel aux bons principes paraît tout aussi facile et tout aussi assuré que celui de James. Tous deux sont vifs, emportés, amoureux, tous deux haïssent le prêche, tout en ayant en eux l’étoffe de fort honnêtes gens; leur plus grand tort, à nos yeux, est de se trop ressembler. Quant à Mara Lincoln, cette frêle jeune fille dont l’âme use le corps, ce pur esprit dans une enveloppe fragile, qu’un nimbe de sainteté environne, et qui passe comme une apparition céleste, n’est-ce pas Eva Saint-Clair dont la vie s’est prolongée jusqu’à dix-huit ans? ou n’est-ce pas Marie Scudder dont le cousin n’est pas revenu? N’est-ce pas chez toutes trois la même beauté merveilleuse, la même piété angélique et la même faiblesse de constitution? car, hélas! Mme Stowe réserve les trésors de sa palette pour les jeunes filles poitrinaires. De quelques charmes que l’auteur pare la consomption, nous ne serions pas fâché de rencontrer dans son prochain ouvrage une héroïne bien portante, fût-elle un peu moins dévote et même un peu moins sentimentale.

On sait que les héros de la Perle de l’île d’Orr sont deux orphelins : Mara Lincoln, qui a perdu son père et sa mère le jour même de sa naissance, et Mosès Pennel, jeté par la tempête sur la côte du Maine et recueilli par les grands parens de Mara. Les deux enfans ont grandi ensemble : ils sont destinés à s’aimer, ils s’aiment en effet; mais, par une sournoiserie sur laquelle roule tout le livre, ils ne se le disent jamais. Donnez à l’un ou à l’autre un accès de franchise, et voilà le roman terminé. Le malentendu entre ces deux jeunes cœurs commence aussitôt que Mara a découvert les fâcheuses habitudes que Mosès a contractées dans la société de contrebandiers. La jeune fille fait part de sa découverte à son confident ordinaire, l’indulgent capitaine Kittridge, qui s’occupe aussitôt d’arracher Mosès à des fréquentations dangereuses, et le fait embarquer à bord d’un navire qui va en Chine. Trois années se passent, pendant lesquelles Mosès devient un homme ; mais il fait plus de progrès dans l’art de naviguer que dans l’art épistolaire : on ne reçoit de lui que des lettres courtes, froides, insignifiantes, et Mara, qui, malgré sa douceur, sa piété et son amour, est très formaliste, lui répond sur le même ton glacé.


« Mara trouva également une couple d’occasions d’écrire à Mosès ; mais une sorte de découragement, une glaciale impression d’isolement donnèrent à ses lettres un tour retenu et contraint, et quoique Mosès dût savoir qu’il n’avait au monde aucun droit d’attendre qu’il en fût autrement, il jugea à propos de se regarder comme une victime que personne n’aimait et qui