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stinct, elle met la main sur le linge qui traîne et sur les effets à réparer comme sur un butin légitime. Elle en ferait tout autant pour son grand-père.

« Et Mosès se mit à tambouriner tristement sur l’appui de la croisée. « 


Voilà nos deux amoureux en pique réglée. Nous n’y trouverions point à redire, si cette brouille ne durait six grands mois. Est-il vraisemblable que deux jeunes gens qui s’aiment sincèrement, qui vivent sous le même toit, et à qui mille occasions s’offrent journellement de provoquer une explication, réussissent à se cacher si longtemps l’un à l’autre un secret que chacun d’eux a un si grand intérêt à pénétrer? Encore si un tort grave élevait une barrière entre eux; mais l’amour-propre seul est en jeu. Il s’agit d’une question de pure étiquette : c’est à qui ne fera pas le premier l’aveu de son amour. Y faut-il voir un trait de mœurs américaines, et par-delà l’Atlantique les amoureux conduisent-ils leurs affaires de cœur avec autant de calme, de régularité et de calcul qu’une partie d’échecs? Mara joue l’indifférence; Mosès appelle à son aide la jalousie. Il fait une cour assidue à Sally Kittridge, la plus jolie et la plus coquette des filles du pays; il la comble de nœuds de rubans, il parle de donner son nom à son navire, il accepte d’elle un anneau et une boucle de cheveux : la voix publique proclame qu’ils sont fiancés. Mara se laisse prendre à ce manège, elle croit à l’amour de Mosès pour Sally, elle en souffre horriblement, mais elle ne laisse rien paraître; elle est obstinément calme, opiniâtrement gaie; elle paraît pousser de tout cœur au mariage qui doit lui ôter toute espérance; elle ne se trahit pas un instant, et nul ne soupçonne qu’elle joue la comédie. Voilà bien de la dissimulation pour une fille loyale et franche, bien du savoir-faire pour une dévote, bien de la résignation pour une amoureuse.

Mais que font, pendant tout ce temps, les grands parens? Ces bonnes gens, dont Mara et Mosès sont l’unique affection, n’ont donc d’yeux que pour ne point voir! Ils ne se doutent de rien, ils ne cherchent à rien savoir ! Ils ne s’inquiètent point apparemment du bonheur de deux enfans si chers, et ils ne songent pas à leur établissement. Il ne vient point à la pensée de Zéphaniah Pennel de faire expliquer Mosès, et sa femme se garde bien d’interroger Mara. Quant au ménage Kittridge, il ne paraît pas prendre plus de souci des coquetteries de Sally avec Mosès. Cette abstention des parens dans la plus importante affaire de la vie est, dit-on, de règle aux États-Unis; mais elle répugne aux mœurs européennes et elle renverse toutes nos idées.

Le plus incompréhensible, ou, si l’on veut, le plus américain de