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heureuse, au point qu’il lui était impossible de causer avec quelque intimité sans laisser échapper sa conviction à cet égard. Pour Mosès, il n’y avait que la vie de ce monde : il n’y avait point de présence divine, et toute pensée relative à la vie future lui inspirait une répulsion impossible à contenir, comme pour quelque chose d’effrayant et contre nature. Mara sentit cette différence dans les quelques jours qui suivirent ses fiançailles plus qu’elle ne l’avait fait dans tout le reste de sa vie, car maintenant que la barrière de la mésintelligence et de la contrainte était tombée, ils causaient avec un abandon et une confiance qui rendaient leurs rapports plus véritablement intimes qu’ils ne l’avaient jamais été. Mara comprit alors que si ses sympathies pouvaient suivre Mosès dans tous ses projets et toutes ses préoccupations, il y avait dans son propre cœur tout un monde de pensées et de sentimens où Mosès ne pouvait la suivre, et elle se demandait s’il en serait toujours ainsi. Faudrait-il marcher à ses côtés en ce monde, en retenant toujours l’épanchement de ses sentimens les plus intimes et les plus sacrés, et n’avoir avec lui qu’une communion purement extérieure et nominale? Comment se pouvait-il que ce qui lui apparaissait à elle si aimable et d’une réalité si évidente, que ce qui était pour elle comme le plus pur de son sang, comme l’air même où elle vivait et se mouvait, et qui pénétrait tout son être, ne fût absolument rien pour Mosès? Se pouvait-il vraiment, comme il le disait, que Dieu n’existât pour lui qu’à l’état de croyance inerte et froide, que le monde spirituel ne lui apparût que comme une terre peuplée d’ombres et de fantômes lugubres qui le remplissaient d’appréhensions, et à laquelle on ne pouvait faire d’allusion qui ne lui fût pénible? En serait-il toujours ainsi, et en ce cas pourrait-elle être heureuse? »


Voilà qui est à merveille et tout à fait digne d’une petite personne bien élevée, un peu songeuse de sa nature, qu’on a mise en pension, qui a lu dans les livres, et que des parens pieux ont habituée de bonne heure à se préoccuper de son salut; mais n’est-ce pas un peu raffiné et un peu subtil pour un marin qu’on a embarqué pour la pêche de la morue dès l’âge de dix ans, et à qui l’on a surtout enseigné à faire son point et à calculer exactement sa longitude? Nous ferons même un aveu, dussions-nous paraître à Mme Stowe un mécréant grossièrement attaché aux choses de la terre : si Mara tenait habituellement ce langage à Mosès dans ses épanchemens intimes, nous excusons volontiers le pauvre garçon de s’en être montré plus effarouché que séduit, et il ne nous aurait pas déplu de lui entendre dire à sa jeune amie : « Ma chère Mara, redescendez quelques instans sur terre, et tâchez de m’aimer un peu comme je vous aime, rondement et le cœur sur la main. »

Mme Stowe semble du reste avoir compris qu’elle avait établi une incompatibilité morale trop grande entre ses deux héros. Dans la Fiancée du Ministre Mary Scudder convertit son cousin. Mosès avait peut-être trop de chemin à faire : Mme Stowe, qui finit par le