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chose de plus inique et de plus odieux que cette prétendue conscription ? Il s’agissait de prendre à la Pologne des recrues pour les incorporer dans l’armée russe : première injustice, car les Polonais ont droit, par les traités, à posséder une armée nationale, et ne sont légalement tenus de servir que dans cette armée. Le service dans l’armée russe équivaut à les dénationaliser, à dénaturer leur existence tout entière, à les déporter, pendant quinze ou vingt ans, sous le régime le plus abrutissant, dans les régions les plus lointaines et les plus sauvages de l’empire. Seconde injustice : le recrutement, qui ne s’opère pas dans les autres parties de la Russie, est infligé exceptionnellement cette fois aux populations de la Pologne. Dans cette rigueur, l’égalité des chances serait au moins envers les victimes un semblant d’équité ; non, on décide arbitrairement que les populations rurales seront exemptées de la conscription, et que la levée ne frappera que les villes. Là, après une troisième injustice, s’arrêtera-t-on enfin, et laissera-t-on désigner par le sort les malheureux élus qu’attend l’armée russe ? Non encore ; au lieu de laisser faire par le sort des conscrits, on fait un triage de proscrits : c’est l’autorité qui désigne ceux dont elle veut se débarrasser, que l’on veut déporter, et ces malheureux, on va les saisir ou plutôt les arracher à eux-mêmes, à leurs familles, à leur patrie, par la force et dans la nuit. On les emprisonne dans les citadelles ; puis le journal officiel de Varsovie les raille froidement en osant dire que jamais l’opération du recrutement ne s’est accomplie aussi tranquillement. Enfin le journal officiel de Saint-Pétersbourg, dévoilant avec une audace incompréhensible le secret de cette conspiration d’un gouvernement contre des gouvernés, nous apprend que, les chefs de l’opposition polonaise étant par l’émigration hors d’atteinte, il a bien fallu frapper de misérables instrumens ! Voilà comment on a fait une insurrection polonaise. Pauvres insurgés, qui n’ont été d’abord que des fuyards poussés dans les bois par une persécution froidement préméditée et entreprise sans pitié !

Devant de tels actes, ce n’est pas seulement de la douleur que l’on éprouve, c’est une amère humiliation. Ces hommes qu’on traite ainsi, ils nous sont unis par les liens les plus vivans qui attachent les peuples aux peuples. Ils appartiennent à une nation qui vit depuis des siècles dans le cercle de la civilisation occidentale. Leur religion est la nôtre. Ils ont, en des jours mémorables, sauvé la chrétienté. Ils se sont mêlés à nous dans les mêmes guerres, ils ont partagé nos victoires et partagé nos malheurs. Ils nous ont fourni non-seulement des généraux et des soldats, mais des savans, des écrivains, des ministres. Nous avons eu avec eux les relations sociales les plus douces. Et notre amitié ne suffit pas pour les préserver de pareils traitemens de la part d’un gouvernement qui a paru cependant briguer notre alliance ! Oui, qu’on le sache en Russie et partout, cette pensée humilie la France.

Nous ne voulons point être injustes envers l’empereur de Russie et moins encore envers la nation russe ; mais nous ne comprendrons plus ni le gou-