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nous ne pourrions approuver une abstention désormais sans motif et même sans prétexte.

La légende d’Hercule et d’Omphale et les circonstances du séjour du héros en Lydie sont connues. Nous nous bornerons à les rappeler en quelques mots. Après avoir tué Iphitus, Hercule fut attaqué d’une maladie terrible, et l’oracle de Delphes lui annonça qu’il ne guérirait que s’il consentait à passer trois ans en esclavage et à donner la moitié du prix de sa liberté à Eurytus, père de sa victime. Il fut vendu par Mercure pour la somme de trois talens à Omphale, reine de Lydie, qui s’éprit de lui et l’épousa. Tels sont les traits principaux d’une fable que les poètes et les peintres de tous les temps ont brodée de mille manières. Le tableau de M. Gleyre est conçu dans les données les plus simples. Sous un portique de la plus belle architecture dorienne, Omphale est assise sur un solium richement orné. A sa gauche, l’Amour tient d’une main la massue d’Hercule et s’appuie du bras droit sur les genoux de la reine. De l’autre côté, le fils d’Alcmène, accroupi sur la peau du lion de Némée, armé de la quenouille, roule le fil léger dans ses doigts maladroits. Omphale, moins occupée à jouir de sa victoire qu’à triompher d’avoir vaincu, le regarde d’un air dédaigneux et railleur. Tout le tableau est dans ce regard, Omphale n’aime pas; sa grâce et sa beauté ont subjugué le héros, c’est assez. L’expression malicieuse et perfide de l’Amour complète le sens de cette scène; ces jeux-là lui sont familiers. Il ne faut certes pas demander à cette belle Omphale l’innocente candeur que M. Gleyre représentait naguère dans un de ses plus charmans tableau, Daphnis et Chloé. On ne trouvera dans l’expression de son admirable visage ni la sensibilité et le trouble de l’amour naissant, ni la calme et forte confiance de l’amour partagé, ni les fureurs de la jalousie, ni les angoisses de l’abandon, ni le morne désespoir qui saisit l’âme lorsqu’elle sent s’éteindre et mourir un sentiment qui devait être éternel. Ce n’est ni Phèdre, ni Ariane, ni Junie. Omphale était veuve de Tmolus; elle avait quelque expérience de la vie, et je crains que son esclave d’aujourd’hui ne soit pas sa dernière victime.

On le voit, je ne cherche pas à défendre absolument le sujet. Bien des femmes trouveront que M. Gleyre les calomnie, et les hommes penseront que le rôle que joue Hercule n’est pas encourageant; mais n’oublions pas que le héros était esclave aussi bien qu’époux, et que la moindre infraction aux fantaisies de sa maîtresse aurait pu modifier d’une manière fâcheuse sa position. D’ailleurs cette donnée de la force vaincue par la beauté n’est que trop vraie ; elle est de tous les pays et de tous les temps. C’est par ce côté humain et général qu’elle a séduit l’artiste. Le voile mythologique dont M. Gleyre a revêtu son sujet est transparent. Il ne s’agit pas seulement d’Hercule oubliant auprès d’une coquette de poursuivre ses travaux. Qui donc oserait se vanter de n’avoir jamais tenu et même embrouillé quelque écheveau?