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cherche en vain à consoler un autre enfant qui se cache les yeux avec les deux mains. Méduse, fille de Priam, assise à terre, embrasse un piédestal de pierre sur lequel est posé un vase plein d’eau, destiné sans doute à laver les cadavres, car tout l’espace qui suit est couvert de morts : Pélis, nu et couché sur le dos ; Eionée et Admète, qu’on n’a point dépouillés de leurs cuirasses ; Coroebus, le fiancé de Cassandre ; Agénor, le plus brave des guerriers ; Axion, fils de Priam ; Priam lui-même, que ses cheveux blancs n’ont point sauvé. Çà et là s’élèvent dans les rues désertes de la ville des monceaux de cadavres, scène lugubre dont le calme n’est troublé que par Simon et Anchialos, qui emportent le corps de Laomédon. À l’extrémité, une peau de panthère, suspendue au-dessus de la porte, signale la maison d’Anténor, que ce gage de reconnaissance a fait respecter par les Grecs, car Anténor était leur hôte. Anténor auprès de sa fille Crino, qui tient un nouveau-né, la prêtresse Théano avec ses fils, Glaucus assis sur sa forte cuirasse, Eurymaque, sur une pierre, s’abandonnent à la plus profonde douleur. Leur patrie va disparaître, et il ne leur reste qu’à partir pour l’exil. Déjà en effet leurs serviteurs ont chargé sur un âne un coffre et divers meubles ; ils y ont placé en outre un petit enfant.

Ainsi, tout en s’adressant à l’orgueil national des Grecs, puisque chaque peuple prétendait avoir contribué à la chute de Troie, tout en représentant leur triomphe sur l’Asie, triomphe que rajeunissait la défaite récente de Darius et de Xerxès, Polygnote avait voulu toucher les cœurs ; il s’était attaché à rendre moins le drame que ses conséquences lugubres, moins les exploits que les larmes ; il intéressait aux vaincus ; il montrait ce que leur infortune avait d’amer, de pathétique, d’injuste peut-être ; il tempérait la joie féroce qu’inspire la victoire par les émotions de la pitié, plus dignes d’un siècle civilisé. C’était tirer-du sujet sa moralité la plus haute.

La peinture des Enfers n’était pas traitée avec moins d’élévation ni moins de liberté peut-être, bien que les traditions religieuses enchaînassent l’artiste, surtout dans un sanctuaire tel que Delphes. Les impressions salutaires de la terreur n’y avaient point été épargnées. Le fleuve Achéron frappe d’abord les regards. De grands roseaux y croissent comme dans un marais ; des poissons se distinguent à travers l’onde transparente, si maigres, qu’on dirait des ombres de poissons. La barque de Caron traverse le fleuve, le nocher infernal est à ses rames. Parmi les morts qu’il transporte, foule sans nom, Tellis, aïeul du poète Archiloque, Cléobée, vierge qui avait établi à Thasos les mystères de Cérès, sont seuls désignés par une inscription. Cléobée tient sur ses genoux la corbeille sacrée. Polygnote avait voulu donner place aux souvenirs du pays natal et illustrer ainsi sa petite île de Thasos. Sur la rive de l’Achéron, un