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attraper çà et là quelques instans de silence et de sommeil. La veille de notre départ cependant, assourdis par ce tumulte incessant, éblouis par ce fourmillement perpétuel de la foule qui se relayait autour de nous, nous finîmes, mon compagnon et moi, par nous endormir bravement au plus fort du bruit et des adorations. J’eus la malencontreuse idée de me réveiller après avoir sommeillé deux heures et l’étourderie de me redresser sur mon séant. Le capitaine dormait tant bien que mal au bruit des tambours et des gongs ; mais j’avais à peine jeté les yeux sur lui, que deux prêtres me saisirent par les mains pour me conduire vers l’orang-kaya, fort occupé dans le moment à égorger un poulet. Il s’agissait d’une cérémonie qui consiste à promener dans toute la maison l’animal saignant, qu’on tient par les cuisses en manière de goupillon. On arrose de son sang les linteaux de chaque porte. On promène la victime sur les têtes des femmes en leur souhaitant d’être fécondes, sur celles des enfans en leur souhaitant de se bien porter, sur celles de la foule en lui souhaitant toutes les prospérités d’ici-bas. On l’expose à chaque fenêtre en sollicitant du ciel des moissons abondantes. L’orang-kaya voulait faire remplir cette fonction par le capitaine en personne ; je m’y opposai formellement, offrant au reste de le suppléer, ce qui fut accepté avec reconnaissance. Ma mission achevée, je retombai sur mes nattes, et me préparais à reprendre ma nuit, si désagréablement interrompue ; mais il fallut auparavant « humecter » le riz de quelques vénérables matrones, et ce fut seulement lorsqu’elles eurent recommencé leurs danses infatigables qu’il me fut enfin loisible de me soustraire à ce bruit, à ce tapage, à ces apparitions fantastiques, en me rendormant de plus belle.

Nous partions, je l’ai dit, le lendemain ; mais il fallait faire la tournée des trois villages. Dans chacun, nous retrouvâmes, précieusement conservée, une collection des têtes coupées par les héros de l’endroit. La head-home de Sirambau en renfermait trente-trois, celle de Bombok une de moins, celle de Peninjau vingt et une seulement, plus le crâne d’un ours tué par hasard dans le cours d’une chasse qui n’était nullement dirigée contre lui. Tout en nous montrant ces trophées, Mita prenait soin de nous faire remarquer les signes de vétusté qui attestaient l’obéissance de la tribu aux règlemens sévères par lesquels le rajah de Sarawak est à peu près arrivé à détruire, dans les districts qu’il gouverne, les habitudes invétérées de pillage et de meurtre qu’on retrouve encore, à Bornéo, dans les immenses pays où n’a pu pénétrer la civilisation européenne. Puis l’orang-kaya poussait des soupirs discrets et prenait une physionomie désolée. Les anciens des trois villages, à l’exemple