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des Dayaks se fit ainsi, et d’agriculteurs inoffensifs, ils devinrent de redoutables pirates. Au début, le butin se partageait, entre les Malais et leurs ilotes armés, dans des proportions fort inégales. Aux premiers revenaient les richesses de toute sorte et les prisonniers faits sur l’ennemi. Aux seconds on abandonnait, en témoignage de leur bravoure et comme symbole de la victoire due à leur vaillance, les têtes des vaincus restés sur le champ de bataille.

Peu à peu les Dayaks sentirent leur valeur individuelle et leur supériorité numérique. Dans les derniers temps de la grande piraterie, maintenant à peu près extirpée de l’archipel indien, ils en étaient devenus les principaux promoteurs, et les Malais, au lieu de les diriger, commençaient à les suivre. En revanche, la chasse aux têtes florissait chez eux. Éminemment accessibles aux sentimens d’orgueil qui servent déjà et serviront de plus en plus à les civiliser, ils s’étaient habitués à regarder comme le plus brillant trophée d’une tribu les grandes corbeilles de rotin où ils entassent les crânes desséchés recueillis sur le champ de bataille et les espèces de mâts au bout desquels ils les exposent en avant de ces longues huttes à verandah où s’abritent ensemble les nombreuses familles de chaque tribu. Une fois entrée dans les mœurs, et se combinant avec les instincts sanguinaires que l’analyse philosophique retrouve à dose inégale, mais retrouve toujours dans les élémens constitutifs de notre misérable humanité, cette passion perverse ne fit que grandir, et les choses en étaient venues à ce point que, raisonnant un jour avec un de nos Dayaks sur cette étrange aberration, dont j’essayais de le guérir, j’en obtins une réponse singulière : « Les hommes blancs aiment à lire ; — nous autres, nous aimons à chasser les têtes. »

Ces chasses à l’homme s’organisent encore périodiquement partout où l’autorité européenne ne les a pas réprimées à grand effort. Deux ou trois jeunes gens, parfois un bien plus grand nombre, se donnent le mot pour une incursion à l’intérieur, et après avoir consulté les présages entrent en campagne sans emporter avec eux autre chose que leurs armes et un peu de sel roulé dans les plis de leur ceinture. Ils en assaisonnent les pousses d’arbres, les feuilles, les choux-palmistes, qui, une fois dans la forêt, deviendront leur unique nourriture, si même ils ne sont réduits à mâcher, pour tromper la faim, quelques boulettes d’argile grasse. À partir de ce moment, ces forêts où ils se sont enfoncés recèlent des hôtes plus redoutables qu’aucun des fauves abrités dans leurs impénétrables profondeurs. Ces pas furtifs qui froissent à peine l’herbe épaisse, ces yeux qu’on voit étinceler dans l’étroit interstice de deux branches voisines, ces formes hâves et légères qui traversent en bondissant une clairière indiscrète, sont bien plus à craindre que s’ils annonçaient