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la présence du tigre ou de la panthère. Dans les eaux limpides de cette source, et masqué par les larges feuilles tombées d’un arbre penché sur elle, vous pourriez distinguer, avec l’œil du lynx, le haut d’un visage humain. Le menton lui-même est submergé. Qu’un Malais, un Chinois, vienne imprudemment s’agenouiller au bord de cette onde tentatrice pour y tremper ses lèvres altérées, et sa mort est aussi certaine que s’il était jeté, par-dessus bord, au milieu de l’océan. La nuit, dans une prahu amarrée au rivage par un câble de rotins, tout l’équipage d’un de ces bateaux marchands s’est endormi à quelques pas d’un village populeux. Couché à plat ventre sur un de ces troncs flottans que les courans enlèvent aux forêts par eux traversées, un homme avance à la dérive, et, perdu dans les ténèbres, s’approche sans bruit de la nef silencieuse. Un seul coup de sa hache bien aiguisée a rompu le câble : la prahu cède au courant qui l’entraîne, et, sans que personne à bord se réveille, va lentement toucher, au premier détour du fleuve, sur un point connu d’avance, où l’attend un groupe de Dayaks altérés de sang, avides de têtes humaines. Ils sautent à bord, et, armés du kriss comme le moissonneur l’est de sa faucille, achèvent en quelques tours de main leur sanglante récolte. Et quelques jours plus tard, épuisés de fatigue, amaigris par le jeûne, pâles comme les cadavres qu’ils ont laissés derrière eux, les chasseurs de têtes rentrent au village natal, salués par de triomphales acclamations. Ils seront désormais comptés parmi les plus braves ! ils seront la gloire et l’espérance de la tribu. Les jeunes filles leur sourient, et ils choisissent parmi les plus belles. Les vieillards les comblent d’éloges et les comparent aux plus vaillans des chefs que jadis ils suivirent dans de semblables expéditions. La « maison aux têtes » (chaque village a la sienne) s’enrichit de nouveaux trophées, et en s’y réunissant pour fumer ensemble, les hommes de la tribu se raconteront les incidens de la périlleuse campagne qui vient de s’accomplir.

Cette longue digression était nécessaire peut-être pour l’intelligence de la suite de mon récit, et maintenant j’y reviens. J’allais, on le sait, chez les Kayans. Le vieux sultan était alors très malade. C’est à peine si je fis halte à Brunei, cette ville à demi lacustre, dont les misérables habitations, perchées sur de hauts pilotis, offrent de loin, mais de loin seulement, l’aspect le plus pittoresque. Nos guides bornéens une fois rassemblés, nous quittâmes en hâte cette « Venise de masures, » comme on l’a spirituellement appelée, et après une courte halte à Labuan une navigation de quelques heures nous mit à l’embouchure du Baram, large d’environ un demi-mille. Le fleuve se rétrécit assez promptement, et sa largeur varie de 3 à 500 mètres. Les casuarias et le palmier nipa se pressent, à l’entrée, sur les deux