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rives. Puis vient la jungle aux teintes monotones qui rejoint presque l’extrême limite des eaux. Plus loin s’étendent des herbages d’une densité, d’une fraîcheur à défier nos pelouses anglaises ; partout, de distance en distance, des massifs de plantes grimpantes, où du sein d’un feuillage noirâtre pointent de magnifiques bouquets blancs et rouges.

À mesure que nous avancions vers les mystérieuses régions dont on m’avait parlé à Brunei avec un effroi si sincère, les chroniques locales où les Kayans jouent un rôle terrible me revenaient à la mémoire, presque malgré moi. Pangeran-Mumein[1], — alors premier ministre du sultan et depuis son successeur, — m’avait longuement entretenu de cette confédération redoutée. Il venait justement d’apprendre que trois de leurs longues barques, transportées à bras d’hommes sur le Haut-Limbang, y avaient attaqué les tribus des Muruts qui reconnaissent l’autorité du sultan. Une demi-douzaine de meurtres avaient été commis, et les agresseurs ensuite étaient paisiblement retournés chez eux. En somme, Pangeran-Mumein estimait les Kayans des antagonistes dont on pouvait venir à bout assez aisément à cause de la terreur que leur inspirent les armes a feu, dont l’usage ne leur est pas encore familier ; « mais, ajoutait-il, maintenant que les trafiquans de Bornéo leur apportent des pierriers de bronze et des fusils à deux coups, la ruine de Brunei dans un temps donné me paraît inévitable. » Je le rassurais pourtant de mon mieux en lui remontrant que si les Kayans ne s’effraient plus de la détonation des mousquets ou des canons, ils sont encore loin d’en adopter l’usage, par cette raison surtout que l’entretien et la réparation de ces engins de guerre ne sont point encore de leur ressort, et ne sauraient l’être de longtemps.

Mes guides cependant, — pour la plupart commerçans malais, — m’énuméraient un à un les quarante villages dévastés depuis quelques années par les Kayans, et dont ces bandits avaient ou massacré ou réduit en esclavage la grande majorité des habitans. Et le steamer avançait toujours, non sans peine, à cause des courbes fréquentes et peu développées qu’offre le cours du Baram. Nous franchîmes pourtant deux des tributaires de ce fleuve (le Ting-jir et le Tutu), et ce fut à peu près au point de rencontre de ce dernier et du Baram qu’il nous fut enfin donné de voir pour la première fois des Kayans. Deux canots chargés de rameurs descendaient le fleuve. En voyant approcher le « monstre marin » que nous montions, ils rebroussèrent chemin et prirent chasse ; mais, comme

  1. L’organisation locale de Bornéo est essentiellement aristocratique, et le titre de pangeran (ou ampuan) appartient indistinctement à tout individu qui tient à la caste noble, même par une filiation illégitime.