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ses juges ses mains enchaînées, entre lesquelles il tenait son jeune enfant, qu’on lui avait très imprudemment laissé depuis l’ouverture des débats. Sa femme, en vertu de la même tolérance, était assise auprès de lui. Quand il vit que ses prières, articulées d’une voix lamentable, n’avaient aucune chance d’être accueillies et que la sentence était bien irrévocable, il se releva par un mouvement soudain, déclarant que son fils et sa femme mourraient avant lui. Un coup violent qu’il portait en même temps à cette dernière fut heureusement évité par elle, et, avant qu’il eût pu lui en assener un second, elle s’était élancée loin de lui, sous la protection des constables effarés. Pendant qu’ils hésitaient encore à se jeter sur lui, le misérable, pressant son enfant sur sa poitrine, cherchait évidemment à l’étouffer ; puis, quand il vit que les gens de police, qui déjà l’avaient saisi, ne lui en laisseraient pas le temps, il enfonça dans le cou du pauvre petit être ses crocs de cannibale si profondément et si énergiquement que, pour lui faire lâcher prise, il fallut se servir de la pointe d’un sabre, employée en guise de levier.

On l’emporta sanglant et hurlant encore… L’enfant mourut, deux jours après, des suites de cette abominable tentative.

L’imagination frappée par ce spectacle horrible, dont le souvenir me hanta longtemps, il me sembla plusieurs jours après, — Pa-Bunang avait été exécuté dans les vingt-quatre heures, — que sa figure me rappelait celle de Kum-Lia. Cette idée m’obsédait, et après de vaines recherches sur la vie passée du condamné j’en fis part à sir James Brooke. Le rajah n’y vit rien de très improbable, la différence des noms ne signifiant absolument rien. Les Dayaks en changent à tout propos, et presque toujours par exemple après une grave maladie.

Je dois citer encore, en terminant, un propos singulier tenu par le bourreau de Sarawak justement au sujet de Pa-Bunang. Le matin même du jour où il allait être décapité, un jeune Chinois, récemment baptisé, déplorait tout haut, devant les fonctionnaires subalternes occupés à préparer le supplice, qu’on ne laissât pas au condamné le temps de se repentir. « Se repentir ! répliqua dédaigneusement l’exécuteur des hautes œuvres… A la bonne heure, s’il était sujet anglais !… » Ainsi aux yeux des Dayaks civilisation et remords seraient deux faits corrélatifs, deux mots presque synonymes. Reste à savoir maintenant si, dans la confusion de leurs idées et l’incertitude de leurs croyances, ils entendent par là rendre hommage à notre supériorité morale, ou tout simplement nous reprocher une faiblesse.


E.-D. FORGUES.