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l’exemple de ce genre de licence, il serait bon que M. Pasdeloup ne se crût pas obligé de l’exagérer. En général il faut respecter la pensée des maîtres, et une composition écrite pour quatre instrumens ne peut être exécutée par quarante instrumens de la même nature sans que l’esprit et les proportions n’en soient altérés. La séance du 28 décembre a été particulièrement remarquable. Après l’ouverture très médiocre de Weber connue sous le titre du Roi des Génies, on a exécuté la symphonie pastorale de Beethoven, dont il est inutile de louer la magnifique conception. L’orage a été faiblement exprimé, l’orchestre n’est sans doute pas assez nombreux pour rendre ce puissant effet de la nature courroucée ; mais le finale a été exécuté avec beaucoup de brio, ainsi que l’admirable andante qui forme la seconde partie. Quelle merveille que cette symphonie ! Peut-on écrire de la musique pittoresque après un pareil tableau ? L’adagio du troisième quintette en sol mineur de Mozart, exécuté par tous les instrumens à cordes, a précédé la belle ouverture d’Athalie de Mendelssohn. C’est un morceau de maître que cette ouverture largement développée, où l’on remarque surtout la péroraison attaquée par les instrumens de cuivre. La séance s’est heureusement terminée par le finale de la symphonie en sol mineur d’Haydn, badinage délicieux que le public a voulu entendre deux fois.

Deux virtuoses, d’un mérite différent, se sont fait entendre cette année aux concerts populaires : M. Joël, pianiste au jeu élégant et sûr, et M. Vieuxtemps, grand violoniste dont tout le monde connaît la haute renommée. À la première séance, M. Vieuxtemps a exécuté un morceau de sa composition, une ballade polonaise d’un style fort soigné sans doute, mais qui n’a pas paru digne de figurer sur un programme où se trouvent les plus grands noms de l’histoire musicale. Aussi l’impression produite par le virtuose a-t-elle été médiocre, et le public a-t-il quitté la salle avec la conviction que M. Vieuxtemps s’était fourvoyé. L’artiste éminent dont la réputation est plus qu’européenne n’a pas voulu rester sous le coup de cette surprise, et le dimanche 21 décembre il a joué dans cette même salle du Cirque-Napoléon le concerto en ré majeur, pour violon et orchestre, de Beethoven. Là M. Vieuxtemps a été à la hauteur de l’admirable composition qu’il avait à interpréter, morceau capital, où le violon trouve à qui parler et ne cesse de concerter avec l’orchestre. Le style large de M. Vieuxtemps, la netteté et la vigueur de son exécution, son beau coup d’archet et l’ingénieux point d’orgue qu’il a conçu lui-même, ont excité l’admiration du nombreux public qui l’écoutait. Sans doute on pourrait souhaiter à M. Vieuxtemps un son plus moelleux et plus rayonnant, un peu plus de brio et de naturel dans son exécution savante ; mais il ne faut pas oublier que M. Vieuxtemps est né en Belgique, et qu’il faut le soleil et la terre de l’Italie pour produire des voix comme celle de l’Alboni et des violonistes comme M. Sivori. M. Vieuxtemps a ses qualités, qui ne sont pas communes, et par ses compositions, par son exécution sévère et noble, il est, avec M. Joachim et M. Sivori, l’un des trois grands violonistes de l’Europe.


P. SCUDO.