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Le capitaine Mackinson avait prononcé ces dernières paroles d’une voix émue ; les souvenirs que d’ordinaire il tenait discrètement cachés au fond de son cœur venaient de s’éveiller en lui et l’obsédaient comme un essaim d’abeilles dont on a heurté la ruche d’une main imprudente. Après un moment de silence : — Vous comprenez maintenant, sir Edgar, poursuivit-il, ce qu’est ma fille, pourquoi je l’aime jusqu’à la faiblesse, pourquoi je la laisse s’épanouir librement au grand soleil, comme une plante du tropique… Jamais je n’en pourrais faire une miss anglaise ; d’ailleurs pourquoi essaierais-je de la contraindre ? Je me plais à retrouver en elle l’image vivante de sa mère. La voilà grande cependant, et Dieu sait ce que deviendra cette pauvre enfant, qui aspire déjà à connaître ce monde de l’Europe pour lequel elle n’est pas faite !

Tandis que le capitaine Mackinson parlait ainsi, la barque s’éloignait rapidement du rivage ; poussée par la brise qui gonflait ses grandes voiles pointues, elle se berçait mollement de droite à gauche, et derrière le gouvernail se creusait un sillon d’écume tout scintillant de lueurs phosphorescentes. Les matelots malabars étendus à la proue veillaient à demi endormis. Avec leurs grands corps noirs enveloppés dans les longues pièces de coton blanc qu’ils portent d’ordinaire roulées autour de la tête, ils ressemblaient à des fantômes. Sir Edgar, assis à la poupe, à côté du capitaine Mackinson, songeait aux confidences que celui-ci venait de lui faire. La jeune fille à moitié Asiatique, au pittoresque costume, qu’il avait aperçue à la lueur d’une lampe, commençait à occuper son imagination : il lui tardait de la voir à la clarté du jour ; mais il s’en fallait de plusieurs heures que l’aube ne parût, et le capitaine Mackinson, frappant sur l’épaule de sir Edgar, lui dit à voix basse : — Tout dort sur la terre et sur les eaux, mon jeune ami. Au lieu de rêver ici, descendons dans la cabine et tâchons de dormir tout de bon. La journée qui se prépare sera fatigante, et nous avons besoin de nous reposer ayant de commencer la chasse.

Sir Edgar et le capitaine Mackinson allèrent se coucher sur les lits de repos disposés dans la cabine, et ils avaient fermé les yeux, lorsque les vibrations d’une mandoline indienne se firent entendre dans la petite chambre située derrière celle qu’ils occupaient eux-mêmes. Aux préludes un peu grêles de l’instrument se joignirent bientôt les accens d’une voix limpide et métallique. C’était Nella qui répétait cette chanson si connue dans l’Inde :

Are touti, kidar guya[1] ?

  1. « Hé ! perroquet, où donc es-tu allé ?… »