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que les Hindous comparent au reflet luisant de l’aile du corbeau,— exprimait la tranquillité passive que donne l’habitude d’obéir. Avec ses pieds et ses bras nus chargés de bracelets d’argent, ses cheveux abondans nattés derrière la tête, ses boucles d’oreilles démesurément larges et ses flancs découverts, elle ressemblait à ces statues étranges que l’on place dans des niches sous le péristyle des pagodes. Elle ne songeait à rien ; ses grands yeux demeuraient fixés sur la jeune fille confiée à ses soins, et dont elle épiait jusqu’au moindre désir. Nella, au contraire, se tenait dans une attitude méditative ; enveloppée dans les plis de son châle, dont le fin tissu dessinait ses épaules arrondies, la tête penchée en avant, le menton appuyé sur la paume de sa main, elle semblait s’interroger elle-même. Son visage régulier, — dont les traits un peu courts reproduisaient le type le plus accentué des femmes de l’Inde qui appartiennent aux castes supérieures, — portait l’empreinte de cette mélancolie rêveuse propre aux races de l’Occident : il y avait en elle de l’étonnement et de la souffrance.

— Petite Nella, lui ditGaôrie, le soleil est déjà bien haut, descendons dans la cabine…

— Je me trouve bien ici, répondit Nella, la chaleur ne m’effraie pas… Si je l’avais osé, j’aurais suivi les chasseurs…

— Petite Nella, reprit Gaôrie, tu parais fatiguée. Oh ! si cette méchante femme t’avait jeté un sort !…

— Ne m’appelle plus petite Nella, répliqua la jeune fille ; je ne suis plus une enfant, entends-tu !…

— Qu’est-ce que cela fait, puisque nous parlons une langue que les étrangers ne comprennent pas ?…

Tchoup rao (tais-toi) ! dit Nella avec impatience, tes paroles me fatiguent et m’ennuient.

— Ah ! oui, murmura Gaôrie, Nella n’est plus une enfant, la voilà bien changée, et c’est la djâdougâr qui a fait cela !… La pauvre nourrice ne sera plus qu’une humble servante qui n’a qu’à se taire et à obéir…

Bê-âdâb o bé-oûkoûf bour’ki (vieille mal élevée et sans esprit) ! s’écria Nella, qui perdait patience.

— C’est vrai, je ne suis qu’une pauvre femme des montagnes du Kandeish, répondit Gaôrie ; mais ta mère, qui avait vu le jour dans ce même pays, me traitait avec affection… Quand elle ferma les yeux, tu n’étais qu’une enfant, une jolie petite fille, douce et bonne comme elle… Hier encore tu te montrais bienveillante envers moi ; mais voilà que la djâdougâr t’a touchée de son doigt maudit, et tu me parles durement, comme ferait une miss anglaise débarquée d’hier…