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ce cas particulier avec l’assistance d’un jury spécial et sans recours en cassation.

Le Bon fut aussitôt transporté à Amiens. S’il faut en croire les assertions recueillies par son fils, les traitemens qu’il y éprouva se ressentaient de la barbarie dont la France n’avait encore pu s’affranchir complètement depuis la terreur. Le président du tribunal, bien que beau-frère d’émigré et à ce titre déclaré incapable de tout emploi public par une loi rendue pendant la durée même du procès, fut maintenu exceptionnellement dans ses fonctions jusqu’au jugement. Deux fois Le Bon lui écrivit pour demander un défenseur d’office, sa pauvreté ne lui permettant pas de s’en procurer un à ses frais, et sa demande resta sans réponse. Il adressa aussi par écrit au tribunal une requête qui avait pour objet d’établir qu’aux termes mêmes de l’acte d’accusation il ne se trouvait pas dans la catégorie de ceux qui, ayant conspiré ou attenté à la sûreté publique, devaient, d’après un décret de la convention, être jugés en dehors des formes ordinaires par un jury spécial, et sans qu’on leur laissât la faculté de se pourvoir en cassation. Cette requête fut rejetée, bien que fondée sur des raisons qui ne semblaient pas dénuées de force, et pour les repousser le tribunal ne trouva que de subtiles arguties. Dans cette extrémité, Le Bon conservait toute sa fermeté, bien que les épreuves prolongées qu’il venait de traverser eussent épuisé ses forces physiques. Il avait la fièvre, il crachait le sang, mais son langage est toujours celui d’un homme de bien, d’un patriote se préparant au martyre, fier de son passé, et dans son malheur trouvant quelque consolation à quitter un monde livré à la tyrannie et à la corruption. Il s’attache à inspirer à sa femme ces sentimens stoïques ; quelquefois il croit y réussir, et il s’en applaudit. « Quelle lâcheté pourrait-on attendre de moi, lui dit-il, lorsque mon amour pour toi, ta tendresse à mon égard, ne m’ont arraché aucune démarche dont j’aie à rougir ? Je serai le même jusqu’au bout, ma douce et généreuse amie, tu peux y compter. Le plaisir de me voir disparaître pur de cette terre de corruption et d’intrigue en vaudra bien un autre pour ton grand cœur… Tu partageras cette jouissance avec nos chers enfans, à qui tu apprendras dès leur jeune âge que la mort n’est rien, que l’honneur est tout, que la vertu dans les fers et sur l’échafaud est préférable au vice triomphant. Qu’étaient-ce que les vertus des Grecs et des Romains pour instruire notre famille naissante !… Le ciel a réservé à mes descendans une leçon plus frappante et qui les touche de plus près ; comme leurs âmes s’enflammeront au récit, à la lecture de la fin sublime de leur père, de leur aïeul ! De quelles larmes d’attendrissement et d’admiration ils bai-gneront.les pages où des mains courageuses et républicaines auront retracé l’histoire de nos persécutions et de nos opprobres ! »